Page:Leblanc - Les Lèvres jointes, paru dans Le Journal et La Lanterne, 1897-1901.djvu/144

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Chez Jeanne elles s’affirmaient par une sorte de malaise physique. Il lui manquait quelque chose d’inexplicable, et elle allait le long des routes, à grandes enjambées, cherchant la lutte contre l’âpre vent ou contre le soleil hostile. Pierre savait, lui, la cause de cette inquiétude. Et il baissait la tête et enveloppait de ténèbres plus lourdes le coin obscur où ne pénétrait point le regard de l’aimée. Alors ils souffraient.

— Pierre, qu’avez-vous, mon Pierre ? suppliait Jeanne.

Forte et maternelle avec lui, elle le berçait entre ses bras, et son instinct lui apprenait les mots aptes à le consoler.

— Répète, disait-il, c’est comme de l’eau de bonheur que la bouche me verse.

Et elle répétait :

— Je suis heureuse, Pierre, je ne concevais pas qu’on pût être heureuse à ce point.

Au début de chaque année, il lui demandait anxieusement :

— Jeanne, si la solitude te pèse, si tu aspires à d’autres distractions, tu n’as qu’à vouloir…

Elle haussait les épaules en souriant.


Or, le premier matin de la vingtième année, Pierre entra dans la chambre de sa femme et Jeanne vit que ses mains tremblaient. C’était l’instant des graves paroles. Elle s’en réjouit, car la tristesse croissante de son mari avait trop souvent dénoué, en ces derniers mois l’étreinte de leurs âmes.

Il s’assit au bord du lit. Et durant que les mots inexorables s’agençaient en lui, il regarda la fraiche créature aux lèvres tendres et aux épaules gracieuses. Il dit :

— Comme tu es jeune ! et comme tu dois me trouver vieux !

Elle ne le détrompa ni ne le plaignit,

— Je t’aime en dehors du temps, Pierre.

Hardiment elle se mit à jouer avec les cheveux blancs et suivit du doigt le creux des rides.

Ce geste doux le navra :

— Oh ! Jeanne, ta bonté me fait mal, je suis si coupable envers toi et d’un crime si monstrueux !

Il s’agenouilla.

— Écoute bien, écoute ceci : je n’avais pas le droit de me marier, je ne pouvais être ni époux ni père… comprends-tu, Jeanne ? tu n’es pas femme ! oh ! comment pourrais-tu comprendre, toi que j’ai supprimée du