Page:Leblanc - Les Lèvres jointes, paru dans Le Journal et La Lanterne, 1897-1901.djvu/189

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— C’est elle, je le jure, elle aimait Jean, et c’est parce qu’elle était jalouse qu’elle l’a tué.

D’ailleurs, il ne fut même point nécessaire d’interroger Enguerrande. Elle avoua, tout simplement, sans émotion ni apparence de remords, comme si elle avait accompli la chose du monde la plus naturelle.

— Je l’aimais, dit-elle.

Elle passa cinq années en prison. Quand elle revint dans le pays, elle trouva Gilberte qui n’en avait point bougé. Et la vie commune reprit.

On n’en savait pas davantage. Somme toute, le mystère de leur intimité restait absolument impénétrable. Depuis le drame, nul n’avait franchi le seuil de leur demeure. Elles vieillirent dans une solitude farouche, ne parlant à personne, laissant s’écrouler les ruines de leur château. Quelquefois, on les rencontrait sur les chemins d’alentour, toujours seules, et jamais l’une sans l’autre. Et c’était là le côté étrange de leur conduite : pourquoi vivaient-elles ensemble ? Leur extrême pauvreté ne suffisait pas à expliquer cette énigme. Comment pouvaient-elles se voir, se parler, entendre sonner ensemble toutes les heures de la vie, avec un tel souvenir entre elles ?

Un jour, dans un repli de terrain, parmi les bois, je découvris leur habitation. Un vieux mur crènelé entoure un grand espace de prairies et de vergers que j’aperçus par une brèche. Au milieu un étang, et au centre de cet étang, sur la pointe d’un petit rocher, s’amassent des ruines informes, des débris de tourelles et de pignons et d’escaliers, où l’on n’imagine vraiment pas l’existence d’une demeure possible.

Pourtant c’était bien leur logis, et une barque les y menait, qu’elles attachaient dans une anse de l’île.