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L’Âme du père Vivandieu



Le nombre restreint des habitants et la régularité de mes promenades hors du village me permirent, au bout de quelques semaines, de remarquer ce fait : tous les jours, à l’arrivée du train de cinq heures vingt-trois, se tenait, sur le quai de la gare, dans la posture d’un monsieur qui attend, un petit vieillard aux manières respectables et aux vêtements soignés.

Dès que le train était signalé, son inquiétude se manifestait par des tics nerveux au visage et un menu tremblement des bras. À l’apparition de la locomotive, ses jambes visiblement défaillaient. À l’arrêt du convoi, on eût dit qu’il allait tomber.

Trois ou quatre paysans descendaient. On refermait les portières. Et c’était fini. Alors le petit vieillard poussait un gros soupir, et il s’en retournait la tête basse, le dos voûté.

Le reste du temps, il s’occupait de façon ordinaire. Je l’aperçus souvent qui bêchait son jardin ou lisait un journal au seuil de sa maison. Il ne parlait à personne. On le saluait. Il répondait poliment et passait son chemin.

Ce fut le médecin qui me renseigna :

— Ah ! vous voulez sans doute parler du père Vivandieu, Le père Vivandieu est un ancien commerçant, assez riche, qui s’est marié ici, voilà vingt-cinq ans, avec la fille de l’instituteur.

— Comment, il est marié ?

— Si bien marié, qu’il a la constance d’aller au-devant de sa femme, chaque jour, à cinq heures vingt-trois, et cela, depuis des années, sans y manquer une fois.

Je ne comprenais pas. Il se mit à rire :

— Madame Vivandieu, après quatre ans de ménage, disparut un beau matin, et, chose étrange, cette fuite coïncida avec le départ d’un jeune gentilhomme voisin qui la courtisait fort. Il est donc tout naturel que son mari attende avec une certaine impatience le retour de l’épouse prodigue.

— La curiosité s’exaspère en province, où