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IV

le fils de noël dorgeroux

Celui qui vient d’assister au plus tragique des films s’évade sans effort de la sorte de prison noire où il étouffait, et recouvre, avec la lumière, l’équilibre et l’assurance. Je restai, moi, un long temps engourdi, taciturne, les yeux rivés au panneau vide comme si j’eusse attendu qu’il s’en dégageât quelque autre chose. Même achevé, le drame me terrifiait, ainsi qu’un cauchemar qui se prolonge, et, tout autant que le drame, la manière absolument extraordinaire dont il m’était révélé. Je ne comprenais pas. Mon cerveau en désordre ne m’offrait que les idées les plus baroques et les plus incohérentes.

Un geste de Noël Dorgeroux me tira de ma stupeur il avait ramené le rideau devant l’écran.

Alors je saisis mon oncle par les deux mains avec véhémence, et je lui dis :

— Qu’est-ce que tout cela signifie ? Il y a de quoi devenir fou. Quelle explication pouvez-vous donner ?…

Il prononça simplement :

— Aucune explication.

— Cependant… cependant… vous m’avez amené ici…

— Oui, pour que tu voies également, et pour être sûr que mes yeux ne m’avaient pas trompé.

— Par conséquent, mon oncle, d’autres spectacles se sont déroulés devant vous, dans ce même cadre ?

— Oui, d’autres spectacles… trois fois déjà…

— Lesquels ? Vous est-il possible de préciser ?

— Certes, ce que j’ai vu hier, par exemple.

— Quoi, mon oncle ?

Il me repoussa légèrement, et me regarda sans répondre d’abord. Puis, à la fin, d’un ton très bas, avec une conviction réfléchie, il articula :

— La bataille de Trafalgar.

Je me demandai s’il ne se moquait pas de moi. Mais, outre que Noël Dorgeroux était peu enclin à l’ironie, ce n’est pas en un tel instant qu’il se fût départi de sa gravité habituelle. Non, il parlait sérieusement, et la phrase me sembla tout à coup si cocasse que j’éclatai de rire.

— Trafalgar !… Ne m’en veuillez pas, mon oncle… C’est si drôle !… La bataille de Trafalgar qui a eu lieu en 1805 ?

Il m’observa de nouveau profondément.

— Pourquoi ris-tu ? fit-il.

— Mon Dieu, je ris… je ris… parce que… avouez-le…

Il m’interrompit.

— Tu ris pour des raisons très simples, Victorien, et que je vais t’exposer brièvement. D’abord, tu es nerveux, inquiet, et ta gaieté est surtout une réaction. Mais, en outre, le spectacle de cette scène affreuse était à un tel point, comment dirai-je ?… à un tel point authentique que tu l’as considéré malgré toi, non pas comme une reconstitution du meurtre, mais comme le meurtre même de miss Cavell. Est-ce vrai ?

— Peut-être, en effet, mon oncle…

— C’est-à-dire que ce meurtre, et que toutes les infamies qui l’ont accompagné, auraient été, n’hésitons pas devant le mot, auraient été cinématographiés par quelque témoin invisible de qui je tiendrais ce précieux film ; et mon invention consisterait tout simplement à faire apparaître le film dans l’épaisseur d’une