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LES 3 YEUX

I

Bergeronnette


En ce qui me concerne, l’étrange histoire remonte à ce jour d’automne où mon oncle Dorgeroux surgit, titubant et bouleversé, au seuil de la chambre que j’occupais dans son logis du Haut-Meudon.

Depuis une semaine, nous ne l’avions pas vu. En proie à cette exaspération nerveuse que provoquait chez lui l’épreuve finale de chacune de ses inventions, il vivait parmi ses fourneaux et ses cornues, toutes portes closes, dormant sur un canapé, se nourrissant de fruits et de pain. Et voilà qu’il m’apparaissait tout à coup, livide, hagard, balbutiant, amaigri comme s’il fût sorti d’une longue et dangereuse maladie.

En vérité, il était méconnaissable ! Pour la première fois, je vis, déboutonnée, l’ample redingote noire usée, et couverte de tant de taches, qui lui serrait la taille comme une cuirasse, et dont il ne se séparait même point pour faire ses expériences ou pour ranger, sur les rayons de ses laboratoires, les innombrables drogues dont il faisait usage. Sa cravate blanche, toujours propre, elle, par contraste, était dénouée, et le plastron de sa chemise débordait par-dessus son gilet. Quant à son bon visage, paisible et grave d’ordinaire, si jeune encore entre les boucles de cheveux blancs qui formaient couronne autour de la tête, il semblait composé de traits nouveaux et ravagé d’expressions contraires et violentes qui se heurtaient sans que l’une d’elles parvint à s’imposer — expressions de terreur et d’angoisse où je m’étonnais, à certains moments, de noter les éclairs de la joie la plus folle et la plus extravagante.

Je n’en revenais pas. Que s’était-il passé durant ces quelques jours ? Quel drame avait pu jeter ainsi hors de lui le doux et tranquille Noël Dorgeroux ?

— Vous êtes souffrant, mon oncle ? demandai-je avec inquiétude, car j’avais pour lui la plus vive affection.

Il murmura :

— Non… non… je ne suis pas souffrant…

— Alors, qu’y a-t-il ? Je vous en prie…

— Il n’y a rien… je te répète qu’il n’y a rien.