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JE SAIS TOUT

— Non, non, dit-elle en se penchant davantage. Non… je veux voir…

Et nous vîmes. Et, en même temps, qu’une exclamation sourde nous échappait, nous aperçûmes Noël Dorgeroux qui faisait lentement un grand signe de croix.

En face de lui, au milieu de l’espace magique ouvert dans le mur, c’était lui-même, maintenant, qui se dressait, non pas comme un fantôme inconstant et fragile, mais comme un être en pleine action et en pleine vie. Oui, Noël Dorgeroux allait et venait devant nous et devant lui, coiffé de sa calotte habituelle, vêtu de sa longue redingote. Et le cadre où il évoluait n’était autre que l’Enclos, l’Enclos avec ses hangars, ses ateliers, son désordre, ses tas de ferraille, ses piles de bois, ses rangées de barriques, et son mur, et le rectangle du rideau de serge !

Tout de suite, ce détail, je le notai : le rideau de serge recouvrait hermétiquement l’espace magique. En conséquence, impossible d’imaginer que cette scène-là, tout au moins, eût été enregistrée, absorbée par l’écran, lequel, à la minute actuelle, l’aurait extraite de sa propre substance pour nous en donner le spectacle ! Impossible, puisque Noël Dorgeroux tournait le dos au mur. Impossible, puisqu’on apercevait ce mur lui-même et la porte du jardin, que cette porte fut ouverte et, qu’à mon tour, je pénétrai dans l’Enclos.

— Vous ! C’est vous !… balbutia Bérangère.

— C’est moi, le jour où mon oncle m’avait donné rendez-vous, le jour de ma première vision, répondis-je, stupéfait.

À ce moment, sur l’écran, Noël Dorgeroux me faisait signe du seuil de son atelier, Nous y entrâmes ensemble. L’Enclos resta vide, puis, après une éclipse qui ne dura qu’une ou deux secondes, le même décor se dessina, la petite porte du jardin se rouvrit, et Bérangère passa la tête par l’entrebâillement, toute souriante.

Elle eut l’air de dire :

— Personne… ils sont donc dans le bureau… Ma foi, je me risque…

Et elle se faufila le long du mur, vers le rideau de serge.

Tout cela se précipitait sans aucune des vibrations du cinéma, et d’une façon si nette et si claire que je suivais nos deux images, non pas comme les évolutions d’un fait évanoui dans le temps, mais comme le reflet dans un miroir d’une scène dont nous aurions été les acteurs immédiats. Pour dire vrai, j’étais confondu de me voir là-bas et de me sentir où j’étais. Il y avait en cela un dédoublement de personnalité qui faisait vaciller ma raison.

— Victorien, me dit Bérangère d’une voix à peine perceptible, vous allez sortir de l’atelier avec votre oncle…, comme l’autre jour, n’est-ce pas ?

— Oui, affirmai-je, les minutes de cet autre jour recommencent.

Les minutes, en effet, recommencèrent. Nous voici, mon oncle et moi qui sortons de l’atelier. Voici Bérangère, surprise, qui se sauve en riant. La voilà qui escalade une planche tendue entre deux tonneaux, et qui danse, si gracieuse et si légère ! Et puis, comme l’autre fois, la chute. Je m’élance, l’enlève, l’emporte et la dépose sur un banc. Ses bras m’enlacent, nos visages se touchent presque. Et, comme l’autre fois, doucement d’abord, puis avec une violence brutale, voici que je lui baise la bouche. Et, comme l’autre fois, elle se dresse, tandis que je me tiens courbé devant elle.

Ah ! comme je me souviens de tout cela ! Je me souviens et je me vois. Je me vois là-bas, sur l’écran, courbé, n’osant pas lever la tête, et je revois là-bas, Bérangère, debout, honteuse, frémissante, indignée…

Indignée ? Semble-t-elle réellement indignée ? Mais, alors, pourquoi son cher visage, celui de l’écran, montre-t-il tant d’indulgence et de douceur ? Pourquoi sourit-elle avec cette expression de joie indicible ? Oui, de joie, je l’affirme.