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JE SAIS TOUT

Là-bas, dans l’espace magique où revit la minute émouvante, il y a, au-dessus de moi, une forme heureuse qui me regarde avec de la joie et de la tendresse, et qui me regarde ainsi parce qu’elle sait que je ne la vois pas, et parce qu’elle ne peut pas savoir qu’un jour je la verrai…

— Bérangère… Bérangère…

Mais, soudain, tandis que l’adorable vision continue là-bas, un voile recouvre mes yeux. Bérangère s’est retournée vers moi, et a posé ses deux mains sur ma figure en murmurant :

— Ne regardez pas… je vous défends… et puis ce n’est pas vrai… Elle a menti, cette femme-là… ce n’est pas moi… Non, non, je ne vous ai pas regardé ainsi…

Peu à peu sa voix faiblit. Ses mains retombent. Et, toute défaillante, elle se laisse aller contre mon épaule, doucement et silencieusement.

Dix minutes plus tard, je m’en retournais seul, Bérangère m’ayant quitté sans un mot, après son geste d’abandon si imprévu.

Le lendemain matin, je recevais un télégramme du recteur, qui m’appelait à Grenoble.

Bérangère ne se montra pas au moment de mon départ. Mais, comme mon oncle me conduisait à la gare, je la vis, non loin du Logis, qui causait avec cette espèce de bellâtre qu’elle prétendait ne point connaître.

VI

inquiétudes

— Vous paraissez bien content, mon oncle ! dis-je à Noël Dorgeroux qui, durant ce trajet vers la gare, marchait allègrement et sifflotait de petits airs joyeux.

— Oui, répondit-il, content comme un homme qui a pris une décision.

— Vous avez pris une décision, mon oncle ?

— Et très grave ! Ça m’a valu une nuit d’insomnie, mais ça y est !

— Puis-je vous demander ?…

— Certes. En deux mots, voici. Je démolis les baraques de l’Enclos, et j’y construis un cirque… ou, plutôt, un amphithéâtre.

— Et pourquoi faire ?

— Pour mettre en valeur la chose… la chose que tu connais.

— Comment, en valeur ?…

— Dame ! il y a là une découverte d’un intérêt formidable, et dont l’exploitation me donnera cette fortune que j’ai toujours cherchée, non pas pour elle-même, mais pour les ressources qu’elle m’apportera, une fortune grâce à laquelle je pourrai continuer mes travaux sans être arrêté par des considérations secondaires. Des millions, Victorien, des millions à gagner ! Et avec des millions, que ne ferai-je pas ? Il y a tant d’idées là-dedans (il se frappait le front) tant d’hypothèses à vérifier ! Et il faut tant d’argent !… L’argent !… l’argent !… tu sais si je m’en moque ! Mais il me faut des millions pour aller jusqu’au bout de mon œuvre… Ces millions… je les aurai !

Dominant son enthousiasme, il me prit le bras et m’expliqua :

— Tout d’abord, l’Enclos déblayé et nivelé. Là-dessus, l’amphithéâtre dont les cinq rangées de gradins se tournent vers le mur… Car, bien entendu, le mur reste, puisqu’il est le principe essentiel et la raison de tout. Mais je l’élève et je l’élargis, et, comme il se trouve entièrement dégagé, on verra, sans le moindre obstacle, de toutes les places. Tu comprends, n’est-ce pas ?