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JE SAIS TOUT

Je n’entendis rien.

J’allumai un papier, qui tournoya en flambant, et jeta des lueurs dans le réservoir élargi de la citerne. Mais je ne vis qu’une plaque d’eau, noire comme de l’encre, et immobile.

— Non, non, protestai-je, ce n’est pas possible ! Je n’ai pas le droit d’imaginer une telle horreur. Pourquoi l’aurait-on tuée ? C’est mon oncle qui était menacé, et non pas elle.

À tout hasard, je continuai mes recherches, en suivant la piste unique de l’homme. J’arrivai ainsi de l’autre côté du cimetière, puis dans une avenue de sapins où je découvris des flaques d’essence. L’automobile était partie de là. Les marques des pneumatiques s’en allaient à travers bois.

Je n’insistai point. Il me semblait, soudain, que je devais avant tout m’occuper de mon oncle, le défendre, et me concerter avec lui.

Je revins donc vers la poste. Mais, réfléchissant que ce jour était un dimanche, et que mon oncle, après avoir jeté sa lettre à la boîte, avait certainement repris le chemin de l’Enclos, je courus au Logis, et criai à Valentine :

— Mon oncle est rentré ? Il a lu ma lettre ?

— Mais non, mais non, me dit-elle, puisque monsieur doit aller à l’Enclos.

— Justement, il a repassé par ici !

— Pas du tout. De la poste, il y aura été directement, par la nouvelle entrée de l’amphithéâtre.

— En ce cas, prononçai-je, moi, je n’ai qu’à traverser le jardin.

Je me hâtai, mais la petite porte était fermée à clef. Et, de ce moment-là, bien qu’aucun fait ne m’eût confirmé la présence de mon oncle dans l’Enclos, j’eus la certitude qu’il s’y trouvait et la crainte que mon intervention ne se produisit trop tard.

J’appelai. Personne ne répondit. La porte demeura close.

Alors, effrayé, je retournai vers la maison, sortis dans la rue, et contournai la propriété sur la gauche, afin d’y pénétrer par la nouvelle entrée.

C’était, flanquée de deux pavillons, une haute grille qui donnait accès à une cour spacieuse où se dressait la façade postérieure de l’amphithéâtre.

Cette grille était également close, à l’aide d’une forte chaîne que mon oncle avait cadenassée derrière lui.

Que faire ?

Me rappelant l’escalade entreprise un jour par Bérangère, puis par moi, je suivis l’autre côté de l’Enclos, afin d’arriver au vieux réverbère. Le même sentier désert bordait la même palissade de madriers massifs, qui s’avançait en pointe dans les prairies.

Quand j’eus atteint cette pointe, j’aperçus le réverbère. À ce moment-là, un homme apparaissait au sommet de la clôture, s’agrippait au poteau et se laissait glisser. Il n’y avait pas de doute possible : cet homme, qui sortait ainsi de l’Enclos, venait de quitter mon oncle. Que s’était-il passé entre Noël Dorgeroux et lui ?

La distance qui nous séparait l’un de l’autre ne me permit pas de distinguer ses traits. Tout de suite, en me voyant, il rabattit les bords de son chapeau mou et ramena sur son visage les deux bouts d’un cache-nez. Un ample vêtement de voyage en toile grise le dissimulait. J’eus, cependant, l’impression qu’il était de silhouette plus mince et de taille plus petite que l’homme au lorgnon.

— Halte ! m’écriai-je, comme il s’éloignait.

Mon injonction ne fit que précipiter sa fuite, et j’eus beau, tout en m’élançant, proférer des injures et le menacer d’un revolver que je n’avais point, il franchit toute la largeur des prairies, sauta par dessus une haie, et gagna la lisière des bois.