Page:Leblanc - Voici des ailes, paru dans Gil Blas, 1897.djvu/4

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çait le voile des branches que pour jeter sur la pelouse de la lumière joyeuse et changeante.

Une gaîté se dégageait de tous ces gens réunis au bon air, arrivés là par leur propre énergie, et qui gardaient cette sorte d’orgueil vague de ceux qui viennent d’accomplir une prouesse, si mince soit-elle.

Les femmes surtout étaient fort satisfaites d’elles-mêmes. Et l’on mangeait comme si l’on recevait une récompense bien méritée après tant d’efforts, le lever matinal, la traversée de Paris en fiacre, les trois kilomètres de Bois dévorés en quelques minutes.

Guillaume formula ce bonheur de vivre :

— Assouvir la faim que l’on a gagnée par la force de ses jarrets, je ne connais rien d’aussi délicieux !

Pascal approuva de la tête : il parlait peu en général. Sa femme disait de lui : « C’est un rêveur », ce dont il se défendait comme d’une injure. Qu’était-il en réalité ? Les notions contradictoires que l’on eût acquises à le fréquenter n’auraient abouti qu’à un jugement assez confus. Lui-même, s’il avait dû se définir, eût été fort embarrassé, tant il sentait, par instants, d’opposition entre sa manière de vivre et certaines tendances obscures qu’il ne comprenait pas et refoulait implacablement. Ainsi cette humeur taciturne cédait-elle à des explosions de paroles qui, à la grande surprise de Régine, éclataient subitement, sans qu’ils pussent jamais en discerner la raison. Il s’enfermait souvent des journées à ne rien faire, ou encore il se jetait sur des livres dont il se lassait au bout de quelques pages. De tout cela il était gêné, aussi s’appliquait-il à agir comme tout le monde, à s’amuser comme les autres, à se désintéresser comme eux.

Il n’y parvenait guère. Il donnait à ses amis une impression déconcertante, heurtée, l’impression d’un être qui n’est jamais à sa place. En compagnie d’artistes, il se taisait. Parmi des mondains au contraire, il lui échappait de ces théories d’art, de ces considérations dont Guillaume avait horreur, mais qui parfois portaient la marque d’un esprit attentif et curieux.

Sa femme, elle, était tout en dehors, alerte, bavarde, étourdie. Sur son joli visage mobile, à cheveux noirs et rebelles, se jouait un rire frais qui courait des yeux bleus aux lèvres rouges, éclairait les dents, secouait les narines et, aux rares minutes de repos, se cachait dans le refuge d’innombrables fossettes d’où il semblait guetter la première occasion favorable pour jaillir. Ses yeux avaient l’air de regarder vingt choses à la fois tant ils regardaient vite. Cependant ils s’attachaient aux hommes avec complaisance, souvent avec coquetterie. En ce moment même elle s’inquiétait fort d’un monsieur placé non loin d’elle et dont le monocle la fascinait.

Pascal s’impatienta :

— Allons, Régine, as-tu bientôt fini de te retourner ?

— Ah, Madeleine, soupira-t-elle, as-tu de la chance d’avoir un mari pas jaloux !

Mme d’Arjols sourit.