Page:Leblanc et Maricourt - Peau d’Âne et Don Quichotte, paru dans Le Gaulois, 1927.djvu/82

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pierre avise ce baquet d’eau savonneuse où Maria lessivait tout à l’heure et où le prisme étale ses royales couleurs sur la surface laiteuse et irisée ! N’est-ce pas une arme de combat ? Faute de mâchicoulis, n’est-il point quelque fenêtre d’où il pourra déverser sur l’ennemi cette eau ménagère ennoblie pour la bataille ? Il file en avant, saute la haie, loin des regards de l’ennemi.

— Vite ! vite ! viens vite, Violette ! pas une minute à perdre. Ils ne nous voient pas encore… Monte avec moi dans le donjon.

Dans un suprême effort, qui lui met le feu aux joues et lui gonfle les veines du cou, l’ardent petit chevalier, muni de son arme lessiveuse, armé de son baquet guerrier, monte péniblement jusqu’au premier étage du donjon.

Violette le suit quatre à quatre.

— Prends garde ! prends garde, Pierrot ! fait-elle, avant d’atteindre le seuil de la grande salle, tu as failli mettre le pied dans le trou de l’écho.

— Le trou de l’écho ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Dis vite…

— Je ne t’ai pas dit ? Je n’ai pas eu le temps l’autre jour. Je t’expliquerai quand nous aurons fini la guerre. C’est là ce trou dans la muraille par où qu’on parle et qu’on écoute. C’est drôle, mais de dehors on ne sait pas d’où vient la voix. Figure-toi que…

— Violette ! Violette ! ce n’est pas le moment d’allonger tes histoires. Faut mettre l’ennemi en fuite, répond Pierre essoufflé et tout en sueur. Regarde, mais regarde donc ! Nous allons être assaillis. Penche-toi sur le bord de la fenêtre. Voici Blandot et Palenfroy. Il était temps ! On va les arroser. Pose le baquet là… Mais non, là, je te dis… c’est ça… Maintenant, il n’y a qu’à attendre leur arrivée pour le faire basculer. On va les aveugler, ces deux maudits.

Blandot et Palenfroy se méfient un peu. Ils se demandent ce que signifient cet accueil mystérieux, ces ennemis invisibles et bizarres. Auprès de ce vieux château sombre, sous cet inquiétant donjon de sinistre aspect, un vague malaise leur « tombe sur les épaules ». Ils s’arrêtent, cherchant la serrure… Le crépuscule prématuré d’une journée grise enveloppe tout d’une ombre mystérieuse.

— On dirait que ça gargouille là-haut, maugrée Palenfroy. Faut croire qu’il aura plu dans les gouttières de ce vieux nid de choucas.

Et voilà bien autre chose qui leur tombe sur les épaules et sur le nez ! À peine sont-ils sur le seuil du bâtiment, dont la porte a été fermée à clef par Violette, que les deux hommes, ahuris, éberlués, les yeux noyés, s’épongent et dégouttent sous une floconneuse et liquide averse.

Le coup a réussi ! Dans une avalanche mousseuse, le baquet a déversé son contenu sur les têtes des vieux grippe-sous.

Vont-ils s’en aller ?

Pas du tout !

Ils s’ébrouent, ils maugréent, crachent, se mouchent, pleurent, s’interrogent, ne comprennent goutte, ne voient goutte, ne sentent goutte. Mais ils demeurent maîtres de la situation, avec la ténacité de deux chercheurs d’or que n’arrêteraient pas les chutes d’eau du Niagara.