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Ils emboîtent le pas derrière l’homme à la barbe aile de corbeau. Les molosses les regardent avec un peu de mépris. Barbe-Bleue ne les regarde pas du tout. On ne voit d’ailleurs que son gros dos voûté et ses larges épaules. Même vu de dos, il est étrange.

On marche… on marche…

— Oh ! comme c’est joli ! dit Pierre au bout de quelques minutes.

L’homme et les molosses viennent de quitter la forêt par une voie inconnue des deux enfants. Devant eux, un petit château Renaissance, qui a tout à fait l’air de sortir d’un conte de fée, mire avec complaisance ses quatre pavillons pointus sur le tain verdi de ses douves. Un jardin à l’antique le sépare du chemin, et Barbe-Bleue traverse celui-ci avec le pas assuré que peut seul avoir le seigneur du lieu. D’ailleurs, il n’est pas grand, le jardin, car Pierre et Violette sur le seuil de la porte entendent très bien Barbe-Bleue qui s’arrête sous une fenêtre à meneaux et qui, levant son nez en bec d’aigle, crie avec de gros soupirs :

— Solange ! Solange ! ne descendras-tu pas ?

Les enfants se regardent avec stupeur… C’est tout à fait le cri du vrai Barbe-Bleue quand il voulait tuer sa dernière femme !

Décidément on vit en plein drame. Il faut être à hauteur des circonstances, se forger un cœur d’airain.

— Solange ! Solange ! ne descendras-tu pas ? Je suis ici, je t’attends ! dois-je monter à ta recherche ?

Hélas ! un instant plus tard Barbe-Bleue montait par un escalier extérieur dont la délicieuse rampe de pierre ouvragée s’accrochait au manoir comme une fine dentelle au bras d’une coquette. Même, sans se gêner le moins du monde, les deux molosses montaient aussi, peut-être pour étrangler Mme Barbe-Bleue ?

Bizarre !… On ne criait pas. Sans doute la pauvre femme n’était-elle pas encore assassinée ! Peut-être même s’était-elle cachée derrière quelque bahut.

À tout prix, même au risque de sa vie, il fallait se rendre compte des choses, porter secours à une victime s’il y en avait une… Mais après tout ? Ce n’était peut-être pas un Barbe-Bleue vraiment si méchant que ça, se dit Pierre qui voulait se donner du cœur au ventre.

— Rends-moi encore le poignard, chuchota-t-il à Violette, et reste là. Je veux être seul au danger.

— Non, dit Violette, je ne suis pas une poltronne. Papa dit que la lâcheté c’est le plus vilain des défauts.

— Je ne te demande pas d’être poltronne. J’exige que tu sois prudente, dit Pierre impératif.

Alors, mais à regret, Violette céda. Et lui il alla droit au danger, le courageux enfant. Il traversa un boulingrin, il traversa aussi le délicieux vieux jardin où fleurissaient les fleurs vieillottes que dédaignent nos modernes parterres.

Devant la rigide muraille des buis taillés aux métalliques éclats, les pensées tapies dans les gazons ressemblaient aux sages visages de vieillies dames de l’ancien temps, les campanules s’agitaient sous la brise comme si leurs clochettes mauves voulaient sonner le carillon de midi, les pivoines éclataient de santé comme de bonnes villageoises bien repues, les narcisses un peu prétentieux penchaient leur tête parfumée vers le proche miroir des eaux, les roses trémières avaient bien envie qu’on les prît