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LA VISION DE BRAHMA.


Sous les pieds de Hâri, la mer, des vents battue,
Gonflait sa houle immense et secouait les monts,
Remuant à grand bruit ses forêts de limons
Sur le dos âpre et dur de l’antique Tortue.

Et la Terre étalait ses végétations
Où tigres et pythons poursuivaient les gazelles,
Et ses mille cités où les races mortelles
Germaient, mêlant le rire aux lamentations.

Mais Brahma, dès qu’il vit l’Être-principe en face,
Sentit comme une force irrésistible en lui,
Et la concavité de son crâne ébloui
Reculer, se distendre, et contenir l’espace.

Les constellations jaillirent de ses yeux ;
Son souffle condensa le monceau des nuées ;
Il entendit monter les sèves déchaînées
Et croître dans son sein l’Océan furieux.

Sagesse et passions, vertus, vices des hommes,
Désirs, haines, amours, maux et félicité,
Tout rugit et chanta dans son cœur agité :
Il ne dit plus : Je suis ! mais il pensa : Nous sommes !

Ainsi, devant le Roi des monts Kalatçalas,
Qui fait s’épanouir les mondes sur sa tige,
Brahma crut, dilaté par l’immense vertige,
Que son cerveau divin se brisait en éclats.