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la rivière des songes

M. John Wood était, nous l’avons dit déjà, un cousin éloigné d’Édith. Sa famine habitait Maurice, et l’avait confié, depuis quelques années, à M. Polwis, pour le façonner à la science commerciale. Le jeune Mauricien n’était ni très beau, ni très spirituel, ni très excellent ; mais il était bilieux et vindicatif comme il n’est pas permis de l’être, et s’était épris d’une passion sincère pour sa belle parente, qui ne le lui rendait guère, ce dont il se montrait peu flatté. La présentation d’Adams chez M. Polwis, et la preférence d’Édith pour ce nouveau venu l’avaient profondément irrité, et, lors du départ de tous trois pour la campagne,il était forcément resté au Cap, en proie à toute la colère et à toute la jatousie imaginables. Quant à Édith et à Georges, le souvenir de M. John Wood était bien loin de leur pensée. Chacun d’eux songeait avec une secrète appréhension que l’heure était venue de parler, et Georges, qui en était à soupirer sa première élégie, retardait instinctivement un aveu redoutable, — style solennel, mais d’une certaine opportunité dans la circonstance, — car le premier amour est le moins présomptueux de tous ; rien n’égale sa modestie, si ce n’est sa timidité, ce qui est d’une niaiserie charmante. Comme au lion de la fable, les ciseaux du premier amour avaient rogné les griffes d’Adams. Il le savait et ne s’en plaignait pas ; — elles repoussent si vite ! — mais son courage était parti avec elles.