Page:Leconte de Lisle - Derniers Poèmes, 1895.djvu/241

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preinte d’une grande confusion d’idées, de sentiments et d’impressions, et toute pleine qu’elle est d’énergie, de verve et de couleur, la langue de Dante est à peine faite.

Shakspeare a produit une série très variée de caractères féminins ou virils ; mais Ophélia, Desdemona, Juliette, Miranda, sont-elles des types dans le sens antique, c’est-à-dire dans le sens uniquement vrai du terme ? Non, à coup sûr. Ce sont de riches fantaisies qui charment et qui touchent, mais rien de plus. À l’exception d’Hamlet, qui échappe à toute définition par son extrême complexité, les caractères virils me semblent de beaucoup supérieurs aux figures féminines. Othello, Macbeth, Richard III, sont conçus avec une grande puissance.

Plus tard, si Milton eût emprunté à l’humanité le magnifique symbole de l’orgueil vaincu mais non humilié, il eut produit un type nouveau analogue au Prométhée. Si Byron, avec ses incontestables qualités de lyrisme et de passion, eût possédé comme Shakspeare quelque force objective, le Giaour, Manfred et Caïn ne fussent pas restés d’uniques épreuves de sa personnalité. Seuls, au dix-septième siècle, Alceste, Tartufe et Harpagon se rattachent plus étroitement à la grande famille des créations morales de l’antiquité grecque, car ils en possèdent la généralité et la précision. Enfin, pour le compte de l’époque contemporaine, j’affirme qu’il y a aussi loin de Prométhée à Mercadet, que de la lutte contre les dieux aux débats de la police correctionnelle. Or, s’il y a décadence dans l’ordre des conceptions typiques, que dirais je des grandes compositions elles-mêmes ?