Page:Lectures romanesques, No 142, 1907.djvu/13

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ses sourcils, gonflé ses joues et croisé ses bras sur son vaste thorax, il vociféra :

— Et vous avez l’audace de me dire cela en face !

— Autant qu’on puisse te causer en face, mon enfant !

— Et c’est pour cela que vous essayez de démolir la grande porte à force de heurter !…

— Non, pas pour cela : pour être introduit auprès de ton maître, mon enfant…

— Son enfant ! son enfant ! rugit le colosse exaspéré par cette dénomination obstinée. Or ça, mon petit homme, que l’on décampe à l’instant, ou gare la trique !

— Prends garde, grand enfant, dit le chevalier avec sa politesse la plus raffinée, tu vas te faire mal avec ce joujou… Crois-moi, réserve-le pour ta femme, quand tu seras en âge d’être marié. Grâce à ce bâton, tu obtiendras la paix dans ton petit ménage. Tu n’éviteras pas, il est vrai, les cornes auxquelles aspire ton front raisonnable, mais tu trouveras au moins ta soupe chaude et ton vin frais. Donc, mon enfant, conserve précieusement ta trique pour ta chaste moitié quand l’heure aura sonné pour toi de prendre rang parmi la foule immense des cocus ; mais, de grâce, ne t’agite pas ainsi pour l’instant, songe que tu pourrais te crever la panse…

Pendant ce discours méthodiquement débité, le suisse écumait, trépignait, roulait des yeux et poussait des soupirs de fureur.

— Il insulte ma femme ! hurla-t-il à la fin. Mort-dieu ! Tête-Gris ! Tripes et cornes ! Tu vas en tâter !

— De ta femme, interrogea le chevalier avec une ingénuité féroce.

— De ma trique ! tonitrua le géant.

Et il s’élança, la trique haute, avec un rugissement de vengeance.

Pardaillan, souple et léger comme une tige d’acier, fit un bond de côté.

Emporté par l’élan, le suisse administra dans le vide un formidable coup de bâton. Mais il n’avait pas plutôt exécuté ce mouvement qu’il sentit que la trique lui était arrachée des mains avec une irrésistible puissance ; en même temps, Pardaillan la lui plaçait en travers des jambes ; le géant trébucha, trembla sur ses assises, battit l’air de ses bras et finalement s’étala de son long en travers de la rue…

— Mon nez saigne ! vociféra-t-il.

Au même instant, il entendit un aboi sonore, et il sentit deux crocs s’enfoncer dans le bas de son dos…

— Est-ce bien ton nez qui saigne ? fit Pardaillan.

— Au meurtre ! clama le suisse sur lequel Pipeau venait de s’élancer en toute conscience.

— Ici, Pipeau ! commanda sévèrement le chevalier. Lâche ça ! C’est un mauvais morceau !

Le chien obéit. Et Pardaillan, la trique dans la main gauche offrit la droite au géant consterné pour l’aider à se relever.

Le suisse hésita une seconde, mais il réfléchit sans doute qu’il n’était pas de force à lutter contre un pareil adversaire. Car, tout en gémissant, il accepta l’aide de Pardaillan, et perclus, confus, saignant par le haut, saignant par le bas, il se releva.

— J’ai tout de suite vu que cette affaire se terminerait mal pour l’un de nous deux, dit froidement Pardaillan.

— Malpeste et fièvre quartaine ! grommela le suisse qui, pour marcher, dut s’appuyer sur l’épaule de son adversaire.

Et, malgré ses gémissements, il n’en constata pas moins avec une respectueuse admiration que sous son poids énorme, ladite épaule demeurait ferme comme un rocher.

— Mes compliments, monsieur ! ne put-il s’empêcher de dire en s’asseyant dans sa loge où Pardaillan venait de le conduire.

— Ah çà ! fit le chevalier surpris d’une pareille exclamation, seriez-vous homme d’esprit, par hasard ?

Le malheureux suisse n’eut pas le temps de s’arrêter à ce que cette félicitation pouvait avoir de vexant. En s’asseyant, il venait d’éprouver une double douleur aiguë et lancinante.

— Me voilà condamné à ne pas m’asseoir, de huit jours au moins ! fit-il en se redressant subitement.

— Ce n’est rien, dit Pardaillan consolateur.

— Je voudrais vous y voir, parbleu !

— Je veux dire que vous en guérirez promptement si vous voulez bien suivre mon remède.

— Voyons le remède, Aie !… Puisse-t-il être bon !

— Il n’est que trop juste que je vous le donne, après vous avoir donné le mal.

— Eh ! ce n’est pas vous… c’est votre chien… un beau chien, d’ailleurs.

— C’est la même chose… Voici l’affaire : vous faites bouillir ensemble du vin, de l’huile, du miel, en saupoudrant le tout d’une pincée de gingembre. Et vous vous frottez deux fois par jour avec ce baume ; vous m’en direz merveilles… Et maintenant que je suis céans, mon cher Monsieur,