Page:Lectures romanesques, No 142, 1907.djvu/14

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voudriez-vous avoir la politesse de prévenir M. le maréchal que le chevalier de Pardaillan désire l’entretenir pour affaire grave ?

— M. le maréchal n’est pas en son hôtel, dit le suisse.

— Diable ! Et quand y sera-t-il ? Parlez sans crainte, mon brave maintenant que vous paraissez disposé à répondre. Dites-moi, quand y sera-t-il ?

— Voilà ce que j’ignore. Peut-être demain, peut-être dans huit jours.

— Diable ! Diable ! Il n’est donc pas à Paris ?

— Mais non, monsieur. Aïe !…

— Diable ! Diable ! Diable ! fit Pardaillan, qui, tout en paraissant désespéré, n’en éprouvait pas moins une sorte de joie amère au fond de lui-même. Je reviendrai donc… mais j’espère que notre prochaine entrevue se distinguera par cette courtoisie qui orne vos discours en ce moment.

— Soyez sans crainte, monsieur, répondit le géant flatté. Vous disiez donc… du vin…

— De l’huile, du miel et du gingembre. Le tout doit mijoter deux bonnes heures. Adieu, mon cher. Dites bien à M. le maréchal, dès qu’il y sera, que je reviendrai, qu’il s’agit pour lui, pour lui seul et non pour moi, d’une affaire de haute importance.

Sur ces mots, Pardaillan appela Pipeau, et, ayant salué le suisse d’un geste affable, se retira.

« Par Pilate ! songeait-il en remontant à grandes enjambées le cours de la Seine, j’ai fait ce que j’ai pu, moi !… Qu’elles se débrouillent maintenant !…Où diable sont-elles ?… M. le maréchal n’est pas à Paris… bon ! Quand il y sera, on lui remettra la lettre ; je puis bien aller jusque-là… Mais pour le reste, je m’en lave les mains ! Que M. le maréchal les sauve, puisqu’elles sont de sa famille ! Mais moi… ah ! moi, je n’en ai pas de famille. »

Le soir venait. En face de Pardaillan, de l’autre côté de l’eau, se dressaient dans la brume les constructions inachevées du palais que maître Delorme élevait pour Catherine de Médicis sur l’emplacement du clos aux Tuileries ; plus loin, c’étaient les tourelles menaçantes du vieux Louvre, plus loin, le clocher de Saint-Germain-l’Auxerrois, puis cette confusion de toits aigus, là-bas, vers la grève, c’était l’Hôtel de Ville.

Le chevalier s’arrêta sous un bouquet de hauts peupliers que le mois d’avril couvrait déjà de frondaisons ténues, d’un vert délicat. Il s’assit sur une large pierre de la grève, et, la tête dans ses deux mains, regarda couler les eaux couleur d’absinthe claire, occupation chère à ceux qui ne savent que faire de l’heure qui sonne, et, dans cette foule, particulièrement, à la tribu des amoureux.

Un amoureux est toujours enclin à philosopher. Seulement, pour les uns —les heureux — cette philosophie est riante et leur montre le monde sous les couleurs du prisme le plus étincelant ; pour les autres — les malheureux — elle est amère et ne leur laisse voir que tristesse et noirceurs sur cette pauvre planète. En sorte qu’à chaque seconde qui s’écoule, le monde est béni et maudit par deux catégories d’êtres qui puisent à la même source malédictions et bénédictions.

Patience, lecteur !… Pardaillan se mit donc à philosopher en regardant couler la Seine, et, comme de juste, il philosopha le plus amèrement du monde. Il accusa le ciel et la terre de conspirer à son malheur.

Or ça, le jeune chevalier était donc malheureux ? Malgré sa résolution de ne plus songer à Loïse ?

Nous sommes forcés d’en convenir : au moment même où il s’était assis sur la pierre de la grève, Pardaillan se faisait à lui-même une déclaration très grave :

« Tout ce que je viens de dire n’est qu’hypocrisie et mensonge. Je ne puis me dissimuler que j’aime Loïse plus que ma vie, que je l’aime sans espoir, et… »

À ce moment, Pipeau qui s’était allongé sur le sable tiède, bâilla longuement, ce qui ne signifiait pas du tout que la philosophie de son maître l’ennuyait, mais simplement qu’il avait faim.

Pardaillan lui jeta un regard de travers. Pipeau comprit qu’il venait de commettre une inconvenance, et se croisa les pattes comme pour dire qu’il était décidé à la patience.

« Je l’aime sans espoir, continua le chevalier, et je suis malheureux du mal qui lui arrive. Je sais parfaitement que si j’arrive à la délivrer, un autre sera récompensé par son amour… car une Montmorency peut-elle aimer un pauvre hère tel que moi ? Et pourtant l’idée de ne pas la secourir m’est insupportable. Il faut donc que je me mette à sa recherche. Il faut que je la trouve ! Et que je la délivre, ou j’y laisserai la vie ! Et alors je lui dirai… ou plutôt non, je ne lui dirai rien… trouvons-la seulement, et puis nous verrons… »

Par les fluctuations de ce discours, on remarquera que le pauvre chevalier était fort hésitant.

Malgré lui, son esprit aboutissait toujours