Page:Lectures romanesques, No 118, 1907.djvu/8

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me frappe la haine du connétable ? Voyons ! dites !

— Seigneur, dit le bailli d’une voix basse et comme honteuse, l’arrêt porte que vous occupez indûment le domaine de Margency ; que le roi Louis XII outrepassa son droit en vous conférant la propriété de cette terre qui doit faire retour à la maison de Montmorency, et qu’il vous est enjoint de restituer castel, hameau, prairies et bois dans le délai d’un mois…

Le seigneur de Piennes ne fit pas un mouvement, pas un geste. Seulement, une pâleur plus grande se répandit sur son visage, et, dans le silence de la salle, tandis qu’au-dehors, sur une branche de prunier fleuri, chantait une fauvette, sa voix tremblante s’éleva :

— Ô mon digne sire Louis douzième ! et vous, illustre François Ier ! sortirez-vous de vos tombes pour voir comme on traite celui qui, sur quarante champs de bataille, a risqué sa vie et versé son sang ? Revenez, sires ! Et vous assisterez à ce grand spectacle du vieux soldat dépouillé parcourant les routes de l’Île-de-France pour mendier un morceau de pain !

Devant ce désespoir, le bailli trembla.

Furtivement, il déposa sur une table le parchemin maudit, et il recula, gagna la porte et s’enfuit.

Alors, dans la pauvre maison, on entendit une clameur funèbre déchirante :

— Et ma fille ! Ma fille ! Ma Jeanne ! ma fille est sans abri ! Ma Jeanne est sans pain ! Montmorency ! malédiction sur toi et toute ta race !

Le vieillard tendit ses poings crispés vers le manoir, ses yeux se convulsèrent… il s’évanouit.

La catastrophe était effroyable. En effet, Margency, qui depuis Louis XII, appartenait au seigneur de Piennes, était tout ce qui restait de son ancienne splendeur à cet homme qui avait jadis gouverné la Picardie. Dans l’effondrement de sa fortune, il s’était réfugié dans cette pauvre terre enclavée dans les domaines du connétable. Et une seule joie l’avait jusqu’ici rattaché à la vie, une joie lumineuse et pure ; sa fille, sa Jeanne, sa passion, son adoration.

Le pauvre revenu de Margency mettait du moins la dignité de l’enfant hors de toute insulte.

Maintenant, c’était fini ! L’arrêt du Parlement, c’était, pour Jeanne de Piennes et son père, la misère honteuse, la misère sinistre, ce que le peuple, avec son génie de l’épithète picturale appelle : la misère noire !

Jeanne avait seize ans. Mince, frêle, fière, d’une exquise élégance, elle semblait une créature faite pour le ravissement des yeux, une émanation de ce radieux printemps, pareille, en sa grâce un peu sauvage, à une aubépine qui tremble sous la rosée au soleil levant.

Ce dimanche 26 avril 1553, elle était sortie comme tous les jours, à la même heure.

Elle avait pénétré dans la forêt de châtaigniers à laquelle s’appuyait Margency.

C’était vers le soir. Des parfums emplissaient le bois. Il y avait de l’amour dans l’air.

Sous bois, Jeanne, oppressée, une main sur son cœur, se mit à marcher rapidement en murmurant :

— Oserai-je lui dire ? Ce soir, oui, dès ce soir, je parlerai !… je dirai ce secret terrible… et si doux !

Soudain, deux bras robustes et tendres l’enlacèrent. Une bouche frémissante chercha sa bouche :

— Toi, enfin ! Toi, mon amour…

— Mon François ! mon cher seigneur !…

— Mais qu’as-tu, mon aimée ? Tu trembles…

— Écoute, écoute, mon François… Oh ! je n’ose…

Il se pencha, l’enlaça d’une étreinte plus forte.

C’était un grand beau garçon au regard droit, au visage doux, au front haut et calme.

Or, ce jeune homme s’appelait François de Montmorency !… Oui ! c’était le fils aîné de ce connétable Anne qui venait d’arracher au seigneur de Piennes le dernier lambeau de sa fortune !

Leurs lèvres s’étaient unies !

Enlacés, ils marchaient lentement parmi les fleurs ouvertes, dont l’âme s’épandait en mystérieux effluves.

Parfois, un tressaillement agitait l’amante. Elle s’arrêtait, prêtait l’oreille et murmurait :

— On nous suit… on nous épie… as-tu entendu ?

— Quelque bouvreuil effarouché, mon doux amour…

— François ! François ! oh ! j’ai peur…

Peur ? enfant… qui donc oserait lever un regard sur toi alors que mon bras te protège !

— Tout m’inquiète… je tremble ! Depuis trois mois surtout… Ah ! j’ai peur…

— Chère aimée ! depuis trois mois que tu es mienne, depuis l’heure bénie où notre amour impatient a devancé la loi des