Page:Lectures romanesques, No 122, 1907.djvu/10

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endormi dans un fauteuil, et, appuyée au dossier, le contemplait…

Le connétable fit deux pas, s’arrêta devant elle, les touffes grises de ses sourcils froncés, hérissés.

Rudement, il demanda :

— Que voulez-vous, madame ?

Une sorte d’angoisse terrifiée convulsa le visage pâli de la femme, qui murmura :

— Monseigneur…

— Oui, reprit le connétable avec plus de rudesse encore, ce n’est pas moi que vous attendiez, n’est-ce pas ? Au lieu du fils que l’on espère encore séduire par de mielleuses paroles, c’est le père inexorable qui paraît ! Et cela vous déconcerte, n’est-ce pas ?

Jeanne de Piennes releva son douloureux visage :

— Monseigneur, dit-elle d’une voix tremblante, il est vrai que j’espérais voir François… mais une femme de ma race ne peut se déconcerter à se trouver en présence du père de son époux !

— Votre époux ! gronda le connétable en serrant les poings. Croyez-moi, je vous engage à ne point invoquer ce titre devant moi ! François m’a tout raconté cette nuit. Tout, entendez-vous bien ! Je sais que vous et votre père avez été assez habiles pour arracher à la faiblesse de mon fils un mariage. Quel mariage, d’ailleurs ! nocturne et honteux comme un vol !…

Un cri de Jeanne arrêta le vieux soudard. Pourpre d’indignation, elle étendit le bras avec un indicible geste de dignité, charmante chez cet être de grâce et de beauté.

— Vous mentez, monsieur ! dit-elle avec un calme étrange.

— Par le Ciel ! que dit-elle là ?…

-Je dis, monsieur, que vous avez seulement l’habit d’un gentilhomme ! Je dis que votre couronne de cheveux blancs ne vous mettrait pas à l’abri du soufflet vengeur, si mon père, lentement assassiné par vous, se trouvait près de moi ! Je dis que vous parlez à une femme qui porte votre nom, monsieur !

L’accent de ces paroles avait été en se haussant pour ainsi dire, depuis la simple dignité de la femme offensée jusqu’à la majesté d’une reine.

Montmorency, étonné, rougit, pâlit et parut un instant balancer pour jeter un ordre… Puis le vieux chef des armées du roi s’inclina profondément. Il était dompté.

— Monseigneur, reprit alors Jeanne en comprimant la violente agitation de son sein, vous m’avez dit tout à l’heure que vous saviez tout !… Je n’ai que trop bien compris l’accusation douloureuse que contiennent ces paroles… Eh bien, monseigneur, puisque la fatalité m’amène devant vous, je dois ! Non, monseigneur, vous ne savez pas tout ! Vous ignorez l’affreuse vérité, comme l’ignore mon maître et mari, comme l’ignore l’époux de mon cœur, l’homme à qui j’ai donné ma vie, à qui je voulais éviter une larme au prix de mon sang !… Cette vérité, monseigneur, vous devez l’entendre pour mon honneur, pour le bonheur de François, pour la vie de l’innocente créature qu’abrite votre toit en ce moment… l’enfant de notre amour !

Étonné par la noblesse du geste et par la douleur de l’accent, fasciné par tant de beauté et de simplicité, subjugué par l’autorité et la grâce qui émanaient de Jeanne, le vieux Montmorency, pour la deuxième fois, s’inclina.

— Parlez donc, madame, dit-il.

Et en même temps, ses yeux se portèrent sur la petite Loïse endormie.

Jeanne saisit ce regard au vol. Quelque chose comme une aube d’espoir illumina son âme. Avec ce mouvement d’orgueil qu’ont toutes les mères, elle prit la mignonne créature dans ses bras, l’embrassa longuement, et avec une timidité douloureuse, avec un sourire mouillé de pleurs, la tendit au formidable aïeul.

Peut-être, à cette fugitive minute, le cœur de Montmorency fut-il attendri !

Il eut un geste vague des bras comme pour saisir l’enfant, et il demanda :

— Comment s’appelle-t-il ?…

— Elle s’appelle Loïse ! dit Jeanne, palpitante de tendresse et d’espoir.

Une moue dédaigneuse plissa les lèvres du connétable. Une fille !… Cela ne comptait pas aux yeux de cet ancêtre féodal !… Ses bras retombèrent. Jeanne sentit un froid de glace peser sur ses épaules. Elle recula en pâlissant, tandis que lui reprenait :

— Je vous promets, madame, de vous écouter maintenant !… Parlez donc sans crainte, et exposez-moi cette vérité dont vous vouliez m’entretenir.

Jeanne comprit que le lien qui était en train de se former d’elle à Montmorency venait de se briser.

Mais une femme qui aime recèle dans son cœur des forces qui sont pour l’homme un sujet de stupéfaction. Elle rassembla toute son énergie, et entreprit de se justifier aux yeux du père de François.

Avec cette voix qui était comme une mélodie d’un charme à la fois délicat et puissant, avec cette poésie naturelle qu’elle puisait dans son amour, elle dit