Page:Lectures romanesques, No 127, 1907.djvu/8

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tranquillement se coucher, tandis que maître Landry poussait un soupir de désespoir en constatant que trois flacons avaient succombé aux attaques de son hôte, et que Huguette Landry Grégoire, sa femme, en poussait un autre de désolation en constatant que le chevalier avait résisté à ses attaques à elle.

Le lendemain, fatigué de la grande bataille de la veille, Pardaillan se réveilla assez tard. Il se leva, passa son haut-de-chausses et ayant jeté sur ses épaules un vieux manteau déteint que lui avait laissé son père, il se mit en devoir de raccommoder son pourpoint, opération qui lui était des plus familières. Peut-être bien que, dans l’esprit de telle lectrice, une aussi humble occupation fera descendre le chevalier du piédestal où déjà elle le plaçait. Nous ferons simplement observer à cette lectrice que notre dessein est de représenter avec exactitude les détails de l’existence d’un aventurier sous le règne de Charles IX.

Pardaillan, donc, saisit une sorte de trousse copieusement munie d’aiguilles, de fil, d’aiguillettes, de cordons, d’agrafes et de tout ce qu’il faut pour coudre, raccommoder, rapetasser, effacer d’un doigt expert les accros, déchirures et coups d’épée.

Il s’était placé près de la fenêtre pour avoir du jour, et tournait le dos à la porte. Il venait de boucher un premier trou et attaquait un accroc situé en pleine poitrine lorsqu’on gratta légèrement à la porte.

— Entrez ! cria-t-il sans se déranger.

La porte s’ouvrit. Il entendit la voix grasse de maître Landry Grégoire qui disait avec un respectueux empressement :

— C’est ici, mon prince, c’est ici même…

Et ayant tourné la tête par-dessus son épaule pour voir de quel prince il s’agissait, Pardaillan aperçut en effet le plus magnifique seigneur qui eût jamais franchi le seuil de la Devinière : hautes bottes en peau fine, à éperons d’or, haut-de-chausses en velours violet, pourpoint de satin, aiguillettes d’or, rubans mauves, grand manteau de satin violet pâle, toque à plume violette agrafée à une émeraude ; et, dans ce costume, un jeune homme frisé, musqué, pommadé, parfumé, moustaches relevées au fer, joues fardées, lèvres passées au rouge : un mignon[1] splendide.

Le chevalier se leva et, son aiguille à la main, dit poliment :

— Veuillez entrer, monsieur.

— Va, dit l’inconnu — prince ou mignon — va dire à ton maître que Paul de Stuer de Caussade, comte de Saint-Mégrin, désire avoir l’honneur de l’entretenir.

— Pardon, dit froidement le chevalier, quel maître ?

— Mais le tien, ventre de biche ! J’ai dit ton maître, par le sambleu !

Pardaillan devint de glace, et avec la superbe tranquillité qui le caractérisait, répondit :

— Mon maître, c’est moi !

Mot énorme pour une époque où tout le monde, excepté le roi, avait un maître. Et encore le roi reconnaissait-il le pape pour son maître.

Saint-Mégrin fut étonné ou ne le fut pas ; il demeura impassible, craignant surtout de déranger la dentelle de sa collerette. Seulement, du haut de cette collerette, il laissa tomber ces mots :

— Seriez-vous, d’aventure, monsieur le chevalier de Pardaillan ?

— J’ai cet honneur, fit le chevalier de cet air figure de raisin qui ébahissait les gens et les laissait perplexes, se demandant s’ils avaient affaire à un profond diplomate ou à un prodigieux naïf.

Saint-Mégrin, dans toutes les règles de l’art, se découvrit et exécuta sa révérence la plus exquise.

Pardaillan ramena sur ses épaules son vieux manteau déteint, et d’un geste, désigna au comte l’unique fauteuil de la chambre, tandis qu’il s’asseyait sur une chaise.

— Chevalier, dit Saint-Mégrin, quand il eut pris place avec toutes les précautions imaginables pour ne pas froisser son manteau de satin violet pâle, je vous suis dépêché par monseigneur le duc de Guise pour vous dire qu’il vous tient en grande estime et haute admiration.

— Croyez bien, monsieur, fit Pardaillan du ton le plus naturel, que je lui rends cette estime et cette admiration.

— L’affaire d’hier vous a mis en fort belle posture.

— Quelle affaire ?… Ah ! oui… le pont de bois…

— Eh ! il n’est pas question que de cela à la cour. Et tout à l’heure, au lever de Sa Majesté, le récit en fut fait au roi par son poète favori, Jean Dorat, qui a assisté à la chose.

— Bon ! Et qu’a-t-il dit, ce poète ?

— Que vous méritiez la Bastille pour avoir sauvé deux criminelles. Car il paraît prouvé que les deux femmes étaient des criminelles qui se sauvaient.

— Et qu’a dit le roi ?

— Si vous étiez homme de cour, monsieur, vous sauriez que Sa Majesté parle

  1. Mignon : terme sous lesquels étaient désignés les favoris du duc d’Anjou, frère de Charles IX, futur Henri III.