Page:Lectures romanesques, No 128, 1907.djvu/7

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C’était Lubin, en effet, mais Lubin flanqué de Landry en personne. Landry avait monté les étages avec la majestueuse rapidité d’une outre qui s’élève dans les airs. En effet, Lubin l’avait poussé au derrière. Et Landry apparaissait avec un sourire large d’une aune, le bonnet à la main, ce qui ne lui arrivait jamais, la bouche en cœur et les deux poings sur son ventre.

— Que diable faites-vous ? demanda Pardaillan étonné de cette attitude.

— Je cherche, dit Landry en soufflant, à faire rentrer ce maudit ventre… mais je n’y arrive pas… Monseigneur me pardonnera… de ne pas m’incliner.

— C’est à moi que vous parlez ?

— Oui, monsieur… Monseigneur, veux-je dire ! fit Landry en jetant un oblique regard éperdu sur les piles d’écus restées sur la table.

— Bon ! bon ! fit Pardaillan qui reprit instantanément son froid et immobile sourire figue et raisin, vous savez déjà que de simple chevalier, je deviens prince. Vous êtes bien informé, maître Landry.

L’aubergiste ouvrit des yeux énormes.

Pardaillan continua :

— Veuillez donc, s’il vous plaît, nous traiter comme des princes du sang (Déodat pâlit affreusement à ce mot) et nous monter en conséquences les éléments d’un dîner princier, ou plutôt royal (Déodat fut agité comme d’une secousse). Savoir : un bon morceau bien rissolé ; deux de ces andouillettes grillées qui font la gloire de votre auberge ; une de ces tartes aux prunes dont la belle madame Huguette détient le secret ; sans compter quelque jambon, de ceux qui sont à gauche de la troisième poutre, dans la cuisine ; sans compter quelque légère omelette bien soufflée. Avec cela, deux flacons de saumurois, de celui de l’an 1556, plus deux de ces bouteilles des côtes de Mâcon, et pour finir deux flacons de ce bordelais que vous réservez à maître Ronsard.

— Très bien, monseigneur ! fit Landry.

— Amen ! dit Lubin en claquant de la langue ; car l’ancien moine se voyait déjà vidant les fonds des bienheureux flacons énoncés. Ô mon digne frère Thibaut, ajouta-t-il, la larme à l’œil, que n’êtes-vous là[1] ?…

Un quart d’heure plus tard, Jean et Déodat, le chevalier et l’homme sans nom, s’attablaient devant les richesses gastronomiques rangées avec amour par Lubin. Celui-ci voulait servir à table. Mais au grand désespoir de l’ancien moine, Pardaillan avait fermé sa porte en disant qu’il se servirait lui-même, tout prince qu’il était subitement devenu.

— Mon cher Jean, dit alors Déodat, vous me voyez ébahi, ravi et tout ému de cette amitié que vous voulez bien me

  1. Que le lecteur prenne patience. Ce frère Thibaut fera bientôt son apparition dans notre récit. Nous ne croyons pas inutile de dire ici que ce Lubin et ce Thibaut sont justement les mêmes qui eurent l’honneur, sous François 1er, d’être chansonnés par Clément Marot. (Note de M. Zévaco.)