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Page:Lectures romanesques, No 132, 1907.djvu/19

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descendit dans une maison d’une ruelle qui débouchait sur le côté droit du château.

Là, elle trouva trois gentilshommes qui l’attendaient dans une salle basse.

— Venez, comte de Marillac, dit-elle à l’un d’eux.

Celui qu’elle venait d’appeler ainsi était un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, vigoureusement découplé, la physionomie empreinte de tristesse.

À l’entrée de la reine et de sa suivante, cette physionomie s’était soudain éclairée ; on eût dit qu’un de ces pâles rayons d’hiver qui parfois traversent les nuées glaciales venait se jouer un instant sur son front.

Alice de Lux, de son côté, l’avait regardé.

Un trouble inexprimable avait fait palpiter son sein.

Mais toute cette émotion que nul n’avait remarquée avait duré une seconde à peine. Déjà le comte de Marillac s’était incliné devant la reine, la suivait dans le cabinet retiré où celle-ci venait de pénétrer.

— Pourquoi Votre Majesté m’appelle-t-elle ainsi ? demanda alors le jeune homme qui, sans doute, était des familiers de la reine puisqu’il interrogeait le premier.

Jeanne d’Albret jeta un mélancolique regard sur le comte.

— N’est-ce donc pas votre nom ? dit-elle. Ne vous ai-je pas créé comte de Marillac ?

Le jeune homme secoua la tête.

— Je dois tout à Votre Majesté, dit-il, vie, fortune, titre… Ma reconnaissance ne finira qu’avec mon dernier battement de cœur… mais je m’appelle simplement Déodat… Tous les titres que ma reine pourrait me conférer ne me donneront pas un nom ! Tous les voiles que vous pourrez jeter sur moi n’arriveront pas à couvrir la tristesse et peut-être l’infamie de ma naissance… Ô ma reine ! Vous ne voyez donc pas que vous êtes la seule à me donner ce titre de comte de Marillac, et que tout le monde m’appelle Déodat, l’enfant trouvé !…

— Mon enfant, dit la reine avec une tendre sévérité, vous devez chasser ces idées. Elles vous tueront. Brave, loyal, intrépide, vous êtes marqué pour une belle destinée si vous ne vous obstinez pas dans cette recherche mortelle qui peut paralyser tout ce qu’il y a en vous de bon et de généreux…

— Ah ! fit le comte de Marillac d’une voix sourde, pourquoi ai-je surpris cette conversation ! Pourquoi la fatalité a-t-elle voulu que j’apprisse le nom de ma mère ! Et pourquoi ne suis-je pas mort le jour où apprenant ce nom, j’ai appris aussi que ma mère était la reine funeste, la tigresse altérée de sang, l’implacable Médicis…

À ce moment, un cri étouffé retentit dans la pièce voisine.

Cri d’étonnement infini, peut-être, ou cri de terreur…

Mais ni la reine de Navarre ni le comte de Marillac, tout entiers à leurs pensées, n’entendirent ce cri.

— Enfant ! Enfant ! dit Jeanne d’Albret, prenez garde de vous égarer ! Prenez garde de courir vers des mirages chimériques… prenez garde aux désillusions…

— La désillusion est dans mon cœur, Majesté.

— Quoi qu’il en soit, reprit la reine avec fermeté, enfermez en vous-même ce fatal secret. Vous savez combien je vous aime : je vous ai élevé comme mon propre fils ; vous avez couru la montagne avec mon Henri ; vous avez eu les mêmes maîtres… continuez donc à être simplement mon fils d’adoption… Il y a place pour deux dans mon cœur de mère…

Le comte de Marillac s’inclina avec un respect plein d’émotion, saisit la main de la reine et la porta à ses lèvres.

— Maintenant, reprit la reine de Navarre, écoutez-moi, comte. J’ai besoin dans Paris d’un homme dont je sois sûre comme si vraiment c’était mon fils.

— Je serai cet homme-là ! fit vivement Déodat.

— J’attendais votre proposition, mon enfant, dit la reine en contenant mal son émotion. Mais faites-y bien attention, c’est peut-être votre vie que vous allez exposer.

— Ma vie vous appartient. Je l’ai risquée cent fois pour celui qui veut bien m’appeler son grand frère… pour votre fils, madame. À plus forte raison la risquerais-je pour vous-même…

— Peut-être aussi, reprit lentement la reine de Navarre, aurez-vous à risquer plus que la vie… peut-être vous trouverez-vous placé en présence de circonstances où vous aurez à lutter contre votre propre cœur… alors, mon enfant, c’est plus que du courage que j’attendrai de vous, c’est une magnanimité d’âme que je ne puis espérer qu’en vous…

— Quelles que soient les circonstances. Majesté, il me sera impossible d’oublier que si je vis c’est à vous que je le dois ! Si je ne suis pas un pauvre être voué au malheur et à la misère c’est que votre main secourable s’est étendue sur moi.