Aller au contenu

Page:Lectures romanesques, No 135, 1907.djvu/16

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

À cette injure, Pipeau demeura impassible.

Seulement, il s’assit sur son derrière et considéra fixement maître Landry.

— Oui, continua celui-ci sans quelque majesté, tu cherches à comprendre ; mais tu es trop bête, tu n’es pas un de ces honnêtes chiens qui gardent la maison et respectent la cuisine, et sur un signe du maître protègent ce qui est bon à prendre et à manger ; toi, tu ne saisis pas ces nuances de délicatesse et d’honnêteté ; d’ailleurs, tel maître, tel chien. Qu’est-ce que ton maître ? Un voleur, un truand, un je ne sais qui, sorti on ne sait d’où et qui a failli me damner. Voleur comme lui, que de fois t’ai-je surpris ici-même à accomplir quelque acte de vil brigandage !

De majestueuse, la voix de maître Landry était devenue furieuse.

Pipeau ne bougeait toujours pas.

Mais le coin de sa lèvre se retroussait légèrement et laissait à découvert une dent très blanche, très aiguë, et sa moustache tremblotait ; il évitait de regarder maître Landry ; évidemment, il était attentif à son discours, mais d’autres pensées le sollicitaient aussi.

— Or, acheva l’aubergiste, tant que ton maître, que le diable emporte ! a pu s’imposer céans, j’ai dû feindre pour toi une amitié qui était loin de mon cœur. Pipeau par-ci ! Pipeau par-là ! Oh ! le beau chien ! l’honnête chien ! Et fidèle ! Et intelligent ! Huguette, vois donc à lui donner cette carcasse de pigeon ! Mais je pestais fort en moi-même ! Enfin, c’est fini, me voilà libre, puisque ton maître est en prison. Et puisque je suis libre, je te chasse ! Entends-tu ? Je te chasse ! Hors d’ici ! Lubin, ma lardoire !… ou plutôt attends ! un bon coup de pied dans le ventre !…

À ces mots, maître Landry prit son élan.

Avec cette grâce spéciale que peuvent avoir les hippopotames, il balança un instant sa jambe droite et lança son pied à toute volée.

Il y eut un aboi sonore, immédiatement suivi d’un gémissement.

Au même instant, on put voir Pipeau fuir à toutes jambes dans la rue, tandis que l’aubergiste, étalé tout de son long sur le carreau de la cuisine, faisait de vains efforts pour se relever.

Simplement, maître Landry avait manqué son coup ; le chien avait fait un bond de côté ; le pied de l’aubergiste porta dans le vide, l’homme avait tournoyé et s’était abattu, entraîné par sa masse pesante.

Lorsque les domestiques l’eurent relevé, non sans efforts, et non sans gémissements de l’aubergiste, celui-ci eut ce mot :

— L’ennemi est en fuite. Huguette, il faudra que nous donnions un grand dîner pour célébrer la disparition du chien et du maître.