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Page:Lectures romanesques, No 136, 1907.djvu/21

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livrer à quelque tentative désespérée, lorsqu’il vit le gouverneur se redresser et, tout trébuchant, s’approcher de lui.

Guitalens claquait des dents.

— Jurez-moi, bégaya-t-il, jurez-moi… sur le Christ… sur l’Évangile… que vous arriverez à temps… pour reprendre la lettre…

— Je jurerai tout ce que vous voudrez, fit Pardaillan d’une voix très calme, mais je vous ferai observer que le temps passe… vos gardes eux-mêmes vont s’étonner…

— C’est vrai ! fit Guitalens en essuyant son front couvert de sueur.

— Eh bien ?…

Une dernière lutte se livra dans l’esprit du gouverneur. Pardaillan bouillonnait d’impatience. Mais ses traits n’en demeuraient que plus rigides.

— Au surplus, dit alors le chevalier, peut-être vaut-il mieux que les choses suivent leur cours naturel… mon ami recevra la lettre, il la donnera au roi, je serai délivré… et quant à vous, sans aucun doute, vous ne serez pas embarrassé pour vous disculper…

— Monsieur, dit Guitalens d’une voix sourde, dans une demi-heure, vous serez dehors.

Pardaillan eut assez de puissance sur lui-même pour commander à son visage de n’exprimer qu’une joie de politesse.

— Comme vous voudrez ! répondit-il.

Guitalens leva les bras vers la voûte, comme pour implorer l’assistance divine. En effet, les traîtres dans le genre de Guitalens ont fabriqué un Dieu très commode qui arrive toujours à point dans leurs discours et leurs gestes pour se faire leur complice.

Puis, satisfait sans doute d’avoir mis Dieu de son côté par ce simple geste, il ouvrit la porte, rappela les gardes et, devant eux, se tourna vers le prisonnier.

— Monsieur ! dit-il, votre secret vaut en effet la peine d’être transmis à Sa Majesté. Je ne doute pas de la reconnaissance du roi, et j’espère que dans peu d’instants, je pourrai vous ouvrir moi-même les portes de cette Bastille.

Le geôlier de Pardaillan demeura stupéfait.

— Je vous l’avais bien dit ! fit le chevalier en souriant.

— Ma foi ! je vous avais cru fou, dit le geôlier ; mais maintenant…

— Maintenant ?

— Je vous crois sorcier !

Le gouverneur, en toute hâte, fit atteler son carrosse et y monta en disant à voix haute qu’il se rendait au Louvre. Il s’y rendit en effet et y demeura juste le temps nécessaire pour que ses gens pussent croire qu’il avait parlé au roi.

Au bout non pas d’une demi-heure comme il l’avait dit, mais d’une heure, il était de retour et s’écriait devant quelques officiers :

— Ah ! c’est un bien grand service que cet homme rend à Sa Majesté ! Mais, messieurs, silence absolu sur tout ceci. Il y va de votre emploi, et peut-être de votre liberté. Affaire d’État.

Les officiers frissonnèrent.

Affaire d’État était un mot magique capable de bâillonner les plus bavards.

Guitalens, séance tenante, se rendit à la prison de Pardaillan.

— Monsieur, lui dit-il, je suis heureux de vous annoncer qu’en raison du service que vous lui rendez Sa Majesté vous fait grâce…

— J’en étais sûr !… fit Pardaillan en s’inclinant.

Cinq minutes plus tard, le chevalier était dehors. Le gouverneur l’avait escorté jusqu’au pont-levis, honneur qui prouvait à tous en quelle estime il tenait son ancien prisonnier. Au moment où Pardaillan allait s’éloigner, Guitalens lui serra la main d’une façon significative.

— Voulez-vous que je vous rassure ? fit Pardaillan pris de pitié.

Les yeux de Guitalens flamboyèrent.

— Eh bien, écoutez donc : le papier que j’ai jeté à mon chien…

— Oui…

— L’ami qui devait le porter au roi…

— Oui, oui…

— Eh bien, l’ami n’existe pas ; le papier était blanc… je suis incapable d’une dénonciation, même pour sauver ma vie…