Page:Lectures romanesques, No 137, 1907.djvu/20

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déjà une tranche de certain pâté qu’affectionnait Pardaillan.

— Eh ! Huguette, s’écria-t-il, ne vois-tu pas ce pauvre Pipeau qui tire la langue ! Ce cher Pipeau ! le voilà donc revenu, lui aussi ! Ah ! quel bon chien fidèle vous avez là, monsieur le chevalier ! Huguette, va donc voir s’il ne reste pas quelques os présentables… Monsieur le chevalier, tâtez-moi de ce petit saumur… je le réservais pour votre retour !

Pardaillan se laissait faire et souriait dans sa moustache.

Pipeau, magnanime, ne grondait pas et se contentait de surveiller du coin de l’œil le pied de maître Landry.

C’est ainsi que la paix fut rétablie dans tout ce ménage.

Pardaillan se dirigea alors vers l’écurie, constata que son cheval était toujours au râtelier et que la noble bête n’avait pas souffert de son absence.

Puis il monta à sa chambre, et son premier mouvement fut de ceindre son épée qui était restée accrochée au mur.

Alors, il relut trois ou quatre fois de suite le billet que lui avait adressé la Dame en noir.

— En somme, conclut-il, il s’agit de faire parvenir au maréchal duc de Montmorency la lettre ci-jointe.

Et, de même que dame Maguelonne, Pardaillan se demanda ce qu’il pouvait bien y avoir de commun entre celle qu’il croyait être une pauvre ouvrière et le grand maréchal de Montmorency.

La lettre était là, sur la table.

Pardaillan se promenait de long en large, tout rêveur.

Et à chaque demi-tour qu’il faisait, ses yeux revenaient à la lettre.

Elle était ouverte.

Mais certes, il ne la lirait pas !…

Et pourtant !

Quel mal ferait-il en la lisant ! Et qui sait s’il n’y trouverait pas des indications précieuses sur les gens qui avaient arrêté Loïse et sa mère !

Sans aucun doute, la Dame en noir implorait la protection du maréchal de Montmorency.

S’il en était ainsi, lui, Pardaillan, se substituerait au maréchal. La protection d’un aussi grand seigneur était fort problématique — tandis que la sienne était assurée à Loïse…

— Qu’est-il besoin du maréchal ? conclut-il. Si quelqu’un doit délivrer Loïse et sa mère, c’est moi ! Je ne veux pas qu’un autre s’en mêle !… Allons, lisons !…

En saisissant la lettre que dame Maguelonne avait décachetée, Pardaillan eut une dernière hésitation. Mais la pensée qu’il fallait porter secours à Loïse, et qu’il trouverait là les renseignements nécessaires, leva ses scrupules. Et puis il se mêlait à ces sentiments une sorte de jalousie instinctive : il ne voulait pas qu’un autre se mêlât de sauver Loïse et sa mère.

Le jeune homme déplia donc brusquement le parchemin et se mit à lire.

Cette lecture, faite avec une attention soutenue, dura longtemps.

Quand elle fut finie, le chevalier de Pardaillan était très pâle.

Il avait déposé le parchemin sur une table et le considérait fixement un sourire d’amertume au coin des lèvres.

Accoudé sur la table, pour la première fois de sa vie peut-être, le chevalier se mit à rêver.

Son imagination dut l’entraîner vers les fuligineuses régions du désespoir, car plus il rêvait, plus son visage s’assombrissait.

Un profond soupir gonfla sa poitrine.

Il reprit la lettre et la relut d’un bout à l’autre, revint sur deux ou trois passages essentiels, répéta à demi-voix des phrases entières, comme si le témoignage de ses yeux seuls eût été insuffisant pour le convaincre.

Et lorsque cette deuxième lecture fut terminée, cette fois, la lettre s’échappa de ses mains…

Le chevalier de Pardaillan laissa tomber sa tête sur sa poitrine et se mit à pleurer.

*******

La lettre de Jeanne de Piennes était datée du 20 août 1558, c’est-à-dire de l’année même où François de Montmorency avait épousé Diane de France, fille naturelle d’Henri II.

Il y avait environ quatorze ans que cette lettre avait été écrite.

Depuis quatorze ans, elle attendait dans son coffret que l’heure fût venue de s’exhumer, comme un spectre qui sortirait de la tombe pour jeter parmi les vivants une parole des vérités mortes…

Cette lettre, la voici :

« J’ai donc subi aujourd’hui la pire douleur qu’il soit donné à une amante d’éprouver. Je l’ai subie, cette douleur, mon âme est encore comme engourdie, mon cœur se déchire, et pourtant, je ne meurs pas !

Peut-être mon heure n’est-elle pas venue encore. Et puis, ce qui me rattache à cette misérable vie, c’est de me pencher sur le petit lit de l’enfant. Si