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Page:Lectures romanesques, No 149, 1907.djvu/18

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est vrai qu’elle avait alors la ressource de se consoler avec son deuxième fils, le duc d’Anjou, en complotant avec lui toutes sortes de plans.

Le capitaine se courba en deux et sortit.

— Et maintenant, sire, dit alors François de Montmorency, je dois dire à Votre Majesté que je suis venu demander justice, et que devant elle, j’accuserai le maréchal de Damville de félonie, mensonge et crime de rapt. Ah ! sire, ajouta-t-il avec véhémence en voyant le mouvement que faisait le roi, je devine votre pensée ! Vous voulez me dire qu’il y a des juges à Paris et que c’est à eux que je dois porter ma plainte ! Mais vous êtes vous-même le premier juge du royaume, sire ! Et ce n’est pas seulement à votre justice souveraine que j’en appelle ! C’est encore à votre honneur ! Les terribles choses que j’ai à raconter doivent demeurer secrètes, sire ! Et plutôt que de les donner en pâtures à des juges, plutôt que d’en faire un scandale qui ternirait à jamais ce nom glorieux pour lequel j’ai fait les derniers sacrifices, eh bien, sire, je me ferais justice moi-même !… Votre Majesté va me comprendre d’un mot… Il s’agit d’une femme… de deux femmes… deux martyres… l’une, la fille, frappée dès sa naissance du plus affreux malheur, puisque son père l’a abandonnée… l’autre, la mère, digne de pitié pour un long supplice injuste, subi en silence, digne d’admiration pour ce silence même…

— Monsieur le maréchal, dit le roi avec une émotion dont il ne fut pas maître, puisque vous le voulez, nous serons donc l’arbitre de cette affaire. Vos paroles et votre agitation me laissent assez deviner qu’il s’agit de quelque grave affaire de famille qui ne doit pas être rendue publique. Parlez donc sans crainte. Je vous assure justice et discrétion.

_ Votre Majesté me comble et je me demande comment je pourrai lui témoigner la gratitude qui déborde de mon cœur… Mais, sire, en raison même de la gravité des accusations que je prétends porter contre mon propre frère, ne convient-il pas qu’il soit présent avant que j’entre dans le détail ?

— C’est juste, maréchal, c’est juste.

Un long silence embarrassé suivit ces paroles, et près d’une demi-heure se passa, le roi songeant à sa curiosité excitée, Pardaillan se demandant comment tout cela allait finir, le maréchal tenant ses yeux fixés sur la porte.

Enfin le roi demanda :

— Vous pouvez toutefois me dire dès à présent qui sont ces deux femmes ?

— Oui, sire : deux humbles ouvrières.

— Des ouvrières ? s’écria Charles IX étonné. En quelle sorte d’ouvrage ?

— Sire, elles s’occupaient de broderies ou tapisseries, ce qui leur assurait leur pauvre existence.

En prononçant ces mots, le maréchal eut un geste de désespoir farouche.

— Et où logeaient-elles ? demanda le roi. Je me suis occupé moi-même des broderies d’armoiries, et je crois connaître les cinq ou six ouvrières qui, dans Paris, sont capables de mener à bien ce genre de travaux.

— Sire, elles logeaient rue Saint-Denis.

— Rue Saint-Denis ! exclama vivement Charles IX. En face d’une auberge ?

— L’auberge de la Devinière, sire !

— C’est cela ! s’écria le roi en frappant ses mains l’une contre l’autre. Je la connais ! c’est à coup sûr la plus habile brodeuse d’armoiries et devises qui soit dans Paris.

Et avec un sourire attendri, Charles IX se rappela cette scène où il avait offert à Marie Touchet la tapisserie exécutée par la brodeuse de la rue Saint-Denis portant la devise : Je charme tout.

Le maréchal demeurait stupéfait, avec une sourde inquiétude, de cet incident imprévu.

— Cela vous surprend ? fit le roi avec une sorte de mélancolie. C’est vrai. J’aime à me promener seul dans Paris, habillé en bourgeois. On s’ennuie parfois au Louvre, monsieur le maréchal. Si vous avez vos soucis, nous avons les nôtres. Et alors nous cherchons, là où nous pensons pouvoir les trouver, un sourire franc, un accueil du cœur, des lèvres qui ne mentent point, un front sur lequel nous puissions lire à livre ouvert… C’est dans ces promenades que j’ai eu occasion de rechercher une ouvrière habile pour un travail qui… m’était agréable. Cette ouvrière, je l’ai trouvée telle que je la souhaitais, discrète, point questionneuse, diligente… une vraie fée pour l’exécution des devises… elle habitait l’endroit que vous dites… c’est donc bien de cette femme qu’il s’agit.

François de Montmorency, violemment ému, était devenu très pâle.

Les paroles du roi lui ouvraient un jour sur la triste et misérable existence de celle qu’il adorait… de celle qu’il avait abandonnée, répudiée condamnée aux durs labeurs !

Le remords, le désespoir, l’amour, la vengeance se livraient dans son esprit une de ces effrayantes batailles qui détraquent