Aller au contenu

Page:Lectures romanesques, No 150, 1907.djvu/19

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

dans ses deux mains, et son regard clair se fixa sur des choses vagues qu’il entrevoyait…

C’était ainsi qu’il jouait.

Et nul n’eût su dire lequel de ces deux drames était le plus digne de pitié : du drame furieux qui se déchaînait dans le cœur du père, ou du drame de confuse et incertaine douleur qui se déroulait dans l’âme du fils.

Le rapprochement de ces deux visions n’était-il pas lui-même poignant ?

Car ce que l’enfant cherchait à évoquer, c’était une figure de femme qui eût été sa mère ; et ce que le moine évoquait pleinement avec une terrible puissance, c’était cette mère elle-même…

— Elle serait habillée tout de blanc, songeait l’enfant ; elle viendrait par là, par la porte du jardin, elle serait belle, bien belle, et me regarderait si doucement, comme personne ne m’a jamais regardé, et elle me dirait : Allons, petit Jacques, viens m’embrasser… ne sais-tu pas que je suis ta mère ?…

— Terreur, angoisse, éternel supplice de l’amour ! songeait le moine. En vain, j’essaie de l’écarter, de la repousser ! Elle est là, toujours présente… et son sourire m’enchante… Quoi ! dans l’horreur même qu’elle m’inspire, je trouve donc un mystérieux attrait ?… Ah ! ce que j’ai souffert lorsqu’elle pleurait à mes pieds ; comment, dans cette église, ai-je pu résister à la tentation de briser la grille du confessionnal et de la saisir dans mes bras ! Cette tentation me poursuit !… La voir, la revoir une minute encore !…

Brusquement, il se leva du banc de pierre où il était assis et, sombre, méditatif, ayant oublié l’enfant, il se dirigea vers un escalier qui montait à sa cellule.

Jacques ne s’aperçut pas de son départ.

Dans sa cellule, Panigarola s’assit, un peu soulagé par l’ombre où il se baignait.

Il y avait dans la cellule aux murs blanchis à la chaux, une étroite couchette, une table et deux escabeaux. Sur la table poussée contre le mur, en face le lit, quelques livres.

Sur le panneau qui faisait vis-à-vis à la porte, un crucifix.

Pas de prie-dieu : les moines devaient prier, les genoux sur les dalles.

Panigarola s’assit, tournant le dos au crucifix, accoudé à la table.

Cependant, un instant, son regard était tombé sur le Christ décharné, cloué sur sa croix.

Et maintenant, il songeait :

— Si encore, ô Christ, je croyais en toi ! si j’avais pu anéantir ma pensée, mon âme, mes sentiments, dans cet océan obscur qui s’appelle la Foi !… J’ai tout tenté en vain… je ne crois pas… je ne croirai jamais… je souffrirai toujours ! T’ai-je assez appelé à mon secours, ô Christ ? Ai-je eu assez la volonté de ne plus penser, de m’étreindre, et de devenir, moi aussi, perinde ac cadaver, pareil à un cadavre ? La vie, en moi, a été plus forte que toi, ô Christ !… Pourtant, c’est de tout mon vouloir que je t’ai cherché, que je suis entré au cloître, que je suis venu à la mort !… Oui, je t’ai cherché là-haut sur le firmament constellé, par les nuits claires et, dans ma conscience obscure, par les jours d’orage et de passion !… Je n’ai trouvé que néant… et sur ce néant, ou plutôt près de ce néant, parallèle à lui, se fondant en lui, j’ai trouvé la vie omnipotente, la vie à laquelle nul être n’échappe… vie, cruauté, souffrance, et après… rien !

Il souffla et son poing tomba lourdement sur la table.

— Il faut donc que je la revoie !… Depuis la scène du confessionnal, ma passion rallumée ne me laisse plus de répit… je fatigue, je brise mon corps à de somnolentes promenades sans fin à travers la ville silencieuse, et quand je parviens enfin à m’endormir, le rêve, plus cruel que la réalité, me l’apporte et la met dans mes bras !… Il faut que je la revoie !… Mais que lui dirai-je, insensé ? Où trouverai-je l’étincelle sacrée qui enflammera cette âme putride et en fera une âme aussi belle que son corps ?…

Alors la tempête qui hurlait dans cette conscience, se déchaîna plus furieuse.

Il grinça des dents. Il se mordit les mains pour que des frères n’entendissent point ses sanglots. Il se jeta sur la couchette, enfouit sa tête dans les couvertures.

— Et que m’importe son âme ! rugit-il en lui-même. Que m’importe qu’elle ait trahi ! Qu’elle ait eu des amants ! Qu’elle soit descendue à l’abjection de la honte par la prostitution mise au service de l’espionnage ! Alice ! Alice ! Où es-tu, Alice ? Je te veux, je t’aime, je t’aime !…

Lentement, la journée s’écoula.

Lorsque le révérend Panigarola parut au réfectoire, les yeux baissés, les bras croisés, les jeunes moines remarquèrent sa pâleur cadavérique.

De vrai, c’était un cadavre en marche…

La nuit vint.

Panigarola jeta sur ses épaules un manteau noir et alla se faire ouvrir la