Page:Lectures romanesques, No 154, 1907.djvu/16

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homme, et de cette voix douce qui était un de ses grands charmes, elle dit :

— Monsieur le chevalier, puisque vous êtes l’ami du comte, laissez-moi vous dire que je suis heureuse de vous voir sous mon toit… Un ami est une chose précieuse, monsieur… et dans la situation où le comte se trouve à Paris, ajouta-t-elle d’une voix altérée, c’est vraiment un bonheur pour lui que de pouvoir compter sur un homme tel que vous…

— Chevalier, fit le comte en riant, du premier coup, elle a deviné tout ce que vous valez…

— Madame, dit Pardaillan avec un accent de sensibilité qui ne lui était pas habituel, j’ai aimé monsieur le comte du moment où je l’ai vu ; c’est un noble caractère ; si un dévouement sincère peut contribuer à son bonheur, le mien lui est acquis.

Marillac radieux ne remarqua pas que la réponse de Pardaillan lui était entièrement consacrée.

— Pourquoi ce jeune homme ne parle-t-il pas de moi ? S’il m’avait devinée !…

Ainsi songeait Alice qui, pour échapper à l’obsession du moment, se mit à préparer des rafraîchissements.

— Comment se fait-il, se demandait Pardaillan, que je retrouve ici la suivante de la reine de Navarre ? Pourquoi paraît-elle si troublée, si inquiète ?… Je me rappelle que la reine lui a reproché d’étrange façon de l’avoir entraînée au Pont de Bois…

Et le chevalier se mit à étudier sérieusement la jeune femme. Au bout de quelques minutes, la glace paraissait rompue, et tous les trois causaient gaiement. Et cependant, Alice voyait avec terreur l’aiguille de l’horloge avancer vers dix heures.

— Comment faire, maintenant ? Comment lui dire ?

Dix heures sonnèrent. Elle tressaillit et se mit à parler avec volubilité ; et sa causerie eût paru charmante à tout autre qu’à Pardaillan, dont les soupçons s’éveillaient à chaque mot qu’elle prononçait. Il lui semblait qu’elle avait des gestes équivoques ; il lui surprenait des pâleurs soudaines et des rougeurs excessives qui étaient étranges ; il y avait il ne savait quoi de louche dans certaines de ses intonations, et il ne fut pas surpris du cri de terreur qu’elle jeta au moment où le comte, se levant, annonça qu’il était temps de se retirer…

— Pour Dieu, fit-elle d’une voix haletante, demeurez encore !…

— Chère âme, dit Marillac, voici encore de vos terreurs…

— Madame, dit le chevalier avec un accent tel qu’elle comprit ce qui se passait dans son esprit, je vous jure que ce soir, tout au moins, il n’arrivera rien de fâcheux à mon ami !

Elle lui jeta un regard de souveraine reconnaissance, et n’eut que la force de murmurer au comte :

— Allez donc, mon bien-aimé, mais souvenez-vous que vous m’avez juré de veiller sur vous-même…

Et comme ils sortaient tous trois dans le jardinet, elle se pencha brusquement à l’oreille de Pardaillan :

— Par pitié, ne le quittez pas qu’il ne soit en sûreté… Je crois qu’on veut le tuer…

Le chevalier ne put réprimer un tressaillement. Ces paroles confirmaient tout ce qu’il avait cru deviner d’étrange et de louche dans cette femme. Quant à elle, elle songea simplement :

— Ce que je viens de dire me livre à ce jeune homme. Toute la question est de savoir s’il est loyal selon les apparences, ou s’il a une âme à l’image de la mienne !…

Les deux hommes sortirent et s’éloignèrent. Longtemps, Alice demeura dans la nuit sur le pas de sa porte ; mais enfin, n’entendant rien, elle rentra presque rassurée.

— Qu’en pensez-vous ? demanda le comte à Pardaillan lorsqu’ils furent loin de la maison.

— Ce que j’en pense, cher ami !… De quoi ?…

— Mais… d’elle ! fit le comte avec étonnement.

— Oh ! pardon, cher ami… je pense… eh bien, oui, c’est vraiment une adorable jeune femme… Mais que vois-je là… là dans ce coin ?…

Ils marchèrent tous deux au coin signalé. Il n’y avait rien. Mais Pardaillan était bien aise d’avoir détourné la conversation. Seulement, il pensait :

— Dois-je lui dire que sa fiancée m’inspire une étrange défiance ?…

— Avez-vous vu, reprit le comte, comme elle m’a recommandé de veiller sur moi-même. Elle a par moments des peurs inexplicables…

— Eh ! fit vivement le chevalier, qui vous prouve que ces peurs ne sont pas justifiées ?

— Que voulez-vous dire ?…

— Mais… que sais-je ?… Je crois bien que les femmes ont de certains instincts supérieurs aux raisonnements des hommes… Qui sait si votre fiancée ne sait pas des choses que vous ignorez, vous ?… Qui sait si elle n a pas pu voir et entendre des gens… de certains personnages…