Page:Lectures romanesques, No 154, 1907.djvu/18

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ce qu’on le détaille ? Est-ce qu’on sait seulement la couleur de ses cheveux et de ses yeux ? L’être vraiment adoré devint une entité, un symbole. Plus tard, après l’adoration vient l’amour, et alors on commence à étudier l’objet d’adoration.

L’adoration, par son essence même, est l’ignorance complète de l’être adoré.

Dès qu’on entrevoit et que l’on connaît ; dès qu’on sait, — ne fût-ce que de belles et bonnes choses — on aime, on n’adore plus.

L’adoration implique la prosternation de l’esprit : un esprit prosterné ne voit pas.

Le comte de Marillac ou plutôt Déodat, l’enfant trouvé, adorait Alice de Lux.

Les paroles de Pardaillan furent pour lui l’embryon de connaissance. Pendant quelques minutes, il osa étudier Alice, et avec l’étude, le doute, robuste et effroyable compagnon de la connaissance, se leva à l’horizon de son amour, comme, dans les ciels purs, dans les ciels immaculés, dans les ciels adorables qui se voient sur la Méditerranée à certains soirs d’automne, là-bas, tout au bout de l’horizon infiniment paisible et majestueux, se lève parfois un petit nuage noir qui sera une tempête.

Avec l’instinct subtil que donne l’amitié, Pardaillan comprit le mal qu’il venait de faire. Mais il était trop fin pour essayer de le réparer. Il se contenta de passer son bras sous le bras de l’ami et de lui dire :

— Moi, si j’avais le bonheur d’être aimé comme vous l’êtes, je voudrais obéir à la femme aimée jusque dans les caprices de terreur qu’elle m’imposerait.

Le comte eut un large soupir et un rire rassuré.

— Oui, oui, fit-il. Sûrement Alice ne sait rien. Que pourrait-elle savoir ? Et si elle a peur pour moi, c’est qu’elle m’aime trop… Chère Alice…

À ce moment, comme ils entraient dans la rue de Béthisy, une ombre qui les avait suivis pas à pas s’approcha d’eux soudain. Les deux jeunes gens se mirent en garde.

— Messieurs, dit l’homme qui venait de les rejoindre, ne redoutez rien, je vous prie. J’ai simplement deux mots à dire à celui d’entre vous qui est le comte de Marillac.

Pardaillan tressaillit : il venait de reconnaître la voix de Maurevert. Il garda le silence et remonta son manteau pour cacher son visage. Marillac répondit :

— C’est moi, monsieur. Qu’avez-vous à me dire ?

Maurevert cherchait à dévisager Pardaillan, mais la nuit était noire.

— Monsieur le comte, reprit-il, je voudrais vous parler seul à seul.

Pardaillan serra plus fortement le bras de Marillac, qui comprit et dit :

— Vous pouvez parler devant monsieur qui est mon ami et pour qui je n’ai rien de caché.

Maurevert hésita un moment, cherchant toujours à entrevoir le visage de Pardaillan. Enfin, faisant le geste de l’homme qui prend une résolution à contre-cœur, il se décida :

— Monsieur le comte, dit-il, je suis chargé par une personne de vous prier de m’accompagner jusque chez elle…

— Qui est cette personne ? fit Marillac.

— Une femme d’un rang auguste, voilà tout ce que je puis dire, puisque nous ne sommes pas seuls et que ce secret n’est pas à moi. J’ajoute pourtant que cette femme a dépassé l’âge des galantes aventures…

— Jusqu’où dois-je vous accompagner, si je m’y décide ?

— Jusqu’à la première maison du Pont de Bois, monsieur le comte… Vous voyez que je n’en fais pas mystère… mais vous devrez être seul.

— Qui êtes-vous, vous-même ? demanda Marillac.

— Pardonnez-moi, monsieur le comte, dit Maurevert ; veuillez ne voir en moi qu’un simple député de la personne qui m’envoie.

Vivement, Pardaillan entraîna alors Marillac à quelques pas de Maurevert.

— Irez-vous ? fit-il à voix basse. Rappelez-vous que vous avez juré d’être prudent.

— Je n’irai pas ! répondit Marillac.

— Et vous aurez raison, cher ami. Savez-vous quel est l’homme qui vous parle ? C’est Maurevert, l’un des sbires de Catherine. Et savez-vous qui vous attend à la maison du Pont de Bois ? C’est la Médicis elle-même !

— Vous en êtes bien sûr ? demanda Marillac d’une voix si changée que Pardaillan tressaillit.

— J’en mettrais ma main au feu, répondit celui-ci. Ainsi, mon cher, renvoyons le Maurevert avec tous les honneurs qui lui sont dus, c’est-à-dire…

Pardaillan n’eut pas le temps d’achever sa phrase.

Marillac s’était retourné vers Maurevert, et avec une sorte de désespoir fébrile, avait dit :

— Je suis prêt à vous suivre, monsieur !… (Il faut bien que je voie enfin