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Page:Legendre - Sabre et scalpel, 1872.djvu/11

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ALBUM DE LA MINERVE.

d’une vieille voile de chaloupe ; une caisse en guise de table ; le tout chargé de livres poudreux, de fioles et de vieilles hardes, dans un pêle-mêle effrayant. Dans un coin, un tas de charbon de terre, une vieille pelle et quelques morceaux de bois. Au fond, une petite porte vitrée ornée d’un rideau vert donnait sur une seconde chambre. Gilles et le père Chagru passent à travers ce désordre, ouvrent la petite porte et se trouvent dans une chambre relativement propre et soignée. À gauche une fenêtre ayant vue sur la rue pardessus un terrain vacant ; tout auprès, un lit simple caché par d’épais rideaux verts montant jusqu’au plafond. De l’autre côté, un bureau de chêne avec un casier chargé de fioles de toutes les couleurs et de toutes les dimensions. Les tiroirs entrouverts laissaient voir des instruments de chirurgie dans leurs boîtes doublées en velours rouge et bleu, des marbres et des pilons. Un feu de houille, flambant dans la cheminée, réchauffait l’appartement et donnait un air de confort à tout l’intérieur. Sur un fauteuil, en face du bureau et le dos tourné vers la fenêtre, était Signor Giacomo Pétrini, italien de naissance, et médecin de ces quartiers par la grâce d’un parchemin orné de phrases latines et fixé sur le mur au-dessus de sa tête.

À l’entrée des deux hommes, Giacomo ferma l’in-folio qu’il tenait ouvert devant lui, et se leva pour aller à leur rencontre.

Bonjour, maître Gilles, dit-il en donnant à celui-ci une poignée de main, j’ai du plaisir à vous voir ; asseyez-vous donc un peu.

— Pas avant que je vous aie présenté mon compagnon, docteur, dit Gilles. C’est l’honnête Michel Chagru, un vieux de la vieille que j’estime beaucoup et que vous aimerez autant que moi, quand vous le connaîtrez mieux.

— J’espère que monsieur n’est pas bien souffrant, dit Pétrini, à qui l’espoir du gain ou l’habitude de son état faisait voir un malade dans tous ceux qu’il rencontrait ; dans tous les cas, je possède ici un spécifique qui guérit tout.

— Ce n’est pas tout-à-fait cela, se hâta de dire Gilles ; monsieur Chagru est aussi bien portant que vous et moi. Nous avons seulement un petit plan à nous deux, dont tout l’honneur cependant revient de droit à monsieur Chagru, et j’ai pensé que vous aimeriez peut-être à vous mettre de la partie ; enfin, pour ne pas jouer sur les mots, nous sommes venus vous proposer une petite affaire de peu de risque et d’un rapport très-honnête.

— Asseyez-vous donc, messieurs, et puisque nous avons à causer, mettez-vous à l’aise.

Il avança deux chaises et les deux visiteurs s’assirent, Gilles avec des protestations infinies, le père Chagru sans rien dire, et l’air toujours abattu.

— Mais j’y pense, messieurs, dit Pétrini, vous n’avez peut-être pas dîné, et j’allais justement, quand vous êtes entrés, envoyer chercher l’ordinaire de mon repas. Nous prendrons quelque chose ensemble ; ce ne sera pas long, et d’ailleurs, nous causerons pendant et après.

Il tira le cordon d’une sonnette, et deux secondes après, un gamin irlandais, sorti on ne sait d’où, parut à la porte entre baillée.

— Jack ! lui dit Pétrini, cours chez Mad. Thuck, dis-lui de m’envoyer un pâté chaud, deux bouteilles de bière, un flacon de gin, du pain pour trois, et dépêche-toi.

Jack disparut et Pétrini jeta quelques morceaux de houille pour activer le feu.

C’était un garçon magnifique que ce Giacomo Pétrini. D’une taille haute et bien prise, il avait cette souplesse et cette élégance qui tiennent du maître de gymnase et du grand seigneur. Une chevelure noire comme du jais et bouclée naturellement tranchait sur la pâleur de son front large et bien développé. Sa figure avait cet air imposant, cette solennité qui frappe au premier coup d’œil. Ses grands yeux noirs, tranquilles en apparence, avaient dans leur sombre profondeur, je ne sais quoi de doux, de fixe et d’effrayant. C’était, en un mot, une de ces figures superbes mais ténébreuses que les femmes adorent, et que les hommes détestent d’instinct ; on sentait que l’âme qui habitait cette enveloppe était capable de tuer dans l’amour comme dans la haine, sans hésitation et sans remords. Les traits accentués accusaient cette volonté ferme et énergique qui marche froidement vers son but, sans se soucier des obstacles et sans trop regarder aux moyens.

Giacomo était venu au pays à l’âge de neuf ans, seul et sans parents, à bord d’un vaisseau marchand ; on ne connaissait rien de son origine… Recueilli par un prêtre charitable d’un district éloigné, qui n’avait rien négligé pour lui donner une instruction solide et une éducation distinguée, il avait abandonné, à l’âge de dix-sept ans, la maison de son bienfaiteur sans donner de raisons, et sans dire un seul mot d’adieu. Il était venu en ville grossir la foule de ces jeunes gens qui travaillent dur, et vivent dans la gêne, pour avoir le plaisir d’aller étaler une fois l’année, dans leur village natal, un costume à la dernière mode et des breloques dorées. Durant quatre années, Pétrini avait vécu on ne sait comment : mais au bout de ce temps, il avait amassé une somme assez ronde. Son penchant naturel le portant vers l’étude de la médecine, il entra en qualité de clerc