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Page:Legendre - Sabre et scalpel, 1872.djvu/16

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ALBUM DE LA MINERVE.

Quand elle passait à travers les prairies, vêtue d’une simple robe blanche et la tête couverte d’un petit chapeau de paille de riz, d’où s’échappaient ses longs cheveux noirs flottants, les habitants s’arrêtaient fascinés et se découvraient respectueusement comme devant une suzeraine.

Le soir, à six heures, elle rentrait pour le dîner. Elle tenait ensuite compagnie à son tuteur et à sa sœur, mademoiselle Céleste Crépin, jusque vers les neuf heures, faisait un peu de musique puis se retirait dans son appartement pour écrire ou étudier. C’était là sa vie de tous les jours, tant que durait la belle saison… Quelquefois un ami de Maximus venait le soir prolonger un peu la veillée et apporter quelque changement à ce train de vie un peu monotone. Mais ces sortes de diversions étaient fort rares. Maximus voyait peu de monde.

Sa maison ou plutôt son château, comme il se plaisait à l’appeler, était située à peu de distance du village du Cap-Rouge, sur le chemin de ce nom. C’était une construction d’apparence antique, et qui, avec ses grises tourelles tapissées de lierre et ses toits pointus, rappelait un peu les vieux castels qu’habitaient nos ancêtres dans leurs terres de Bretagne et de Normandie.

Bâtie sur les hauteurs qui dominent le village, l’habitation de Maximus commandait au loin une vue magnifique. Dans un pli de la côte on voyait un coin du fleuve, avec ses navires et ses bateaux passant et repassant pour disparaître derrière les chênes qui bordaient cette partie du domaine. Plus loin apparaissaient sur leurs hauts promontoires cinq ou six villages de la rive Sud, avec leurs maisons blanches et leurs clochers élancés et brillants comme des phares, sous le soleil couchant.

Maximus avait autour de sa demeure une ferme magnifique qu’il appelait son domaine.

C’était d’ailleurs un bien honnête homme que monsieur Maximus Crépin. Il y avait déjà quelque vingt ans qu’il avait dépassé la quarantaine. C’était cependant encore un homme solide — un vieillard à tête blanche, et aux muscles d’acier.

Maximus ne s’était jamais marié, et, comme tous les célibataires de son âge, il professait à l’endroit des femmes cette espèce d’aigreur pleine de dépit que leur témoignent toujours ceux à qui leur timidité ou les circonstances n’ont pas permis de les connaître mieux. Il en voulait à chaque femme de n’être pas venue s’offrir à lui, le prendre par la main et le conduire tout droit à ce bonheur que lui prônaient sur tous les tons ceux de ses amis qui l’avaient devancé.

Possesseur d’une fortune considérable qu’il avait amassée sou à sou, son plus grand bonheur était de faire parade de ses richesses ; et jamais le bonhomme n’était plus heureux qu’en parcourant ses domaines avec un vieil ami à qui il racontait comment la fortune, rebelle d’abord à ses attentions, avait fini par lui sourire et le combler de ses faveurs.

Le soir, aussitôt qu’Ernestine s’était retirée, assis sous le vaste manteau de sa cheminée, il dégustait un verre de rhum chaud, parlait de ses vingt ans, de Voltaire et de Jean-Jacques, et tranchait dans un langage aussi leste que peu français les grands principes de religion et de politique qu’il avait entrevus dans sa course au clocher à travers les gazettes et les livres du jour.

Sa sœur, mademoiselle Céleste-Ange Crépin, était son éternel auditeur et son adversaire au besoin.

Mademoiselle Céleste portait peu son nom. Pas le plus petit coin du ciel dans cette grande figure maigre et anguleuse surmontant une charpente robuste et virile digne des héros d’Homère. Céleste avait cinq pieds dix pouces. Elle était d’un brun sombre, avec des cheveux qui prenaient racine immédiatement au dessus des yeux. La nature, prodigue pour le reste de sa personne, avait laissé le front dans un oubli complet. En revanche Céleste avait une langue infatigable et des poings capables d’appuyer au besoin la solidité de ses arguments. Son frère avait pour elle une frayeur respectueuse, et il est fort probable que le contact habituel d’une semblable virago avait été pour beaucoup dans le sentiment qui l’avait tenu sans cesse à une distance raisonnable du joug conjugal.

Céleste était le seul seigneur de la maison, et Maximus n’était véritablement le maître que lorsque sa sœur lui faisait l’honneur de s’absenter, ce qui n’arrivait pas très-souvent. Il y avait quelquefois des scènes piquantes entre ce bourgeois de soixante ans et cette jeune fille de quarante-neuf ; des scènes désopilantes pour un auditeur désintéressé, et dans lesquelles la sœur finissait toujours par avoir ses nerfs et se sauvait par une robuste pâmoison.

Un soir de novembre, huit jours après le naufrage du père Chagru, Maximus, Céleste et Ernestine étaient dans le grand salon avec un ami de la famille, monsieur Auguste Duroquois, discourant en intimes, Maximus médisant des femmes, et Céleste passant sa bile sur le compte des hommes du jour. Duroquois, qui était galant, appuyait Céleste tout en lançant un regard discret vers Ernestine qui déchiffrait plus loin une valse de Chopin.

— C’est étonnant disait Maximus, comme toutes les femmes se ressemblent, on les croirait expressément créées et mises au monde pour nous faire faire