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Page:Legendre - Sabre et scalpel, 1872.djvu/35

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ALBUM DE LA MINERVE.

deux pieds sur le cendrier du grand poêle où flambait un feu de hêtre sec.

— Navigué ? dit Chagru en secouant les cendres de sa pipe. J’ai tenu la barre et le porte-voix pendant trente ans, et j’ai fait la traversée plusieurs fois.

François, le regarda avec admiration.

— Moi, dit-il, maintenant, je n’ai jamais dépassé les alentours du golfe.

— Vous êtes donc un vieux de la vieille vous aussi.

— Oui ! j’ai souvent passé la nuit sur le pont, et j’en ai bu de la salée. Mais je suis né sous une mauvaise étoile et je n’ai pas fait fortune.

— C’est justement comme moi. Je connaissais pourtant mon métier.

— Il y a des gens qui ne peuvent jamais réussir…

Ça, c’est une vérité.

— Et qui travaillent, pourtant.

— Comme des nègres ; c’est encore vrai.

Les deux hommes causèrent longtemps, et il était tard dans la nuit quand ils songèrent à se coucher.

À partir de ce jour ils se rapprochèrent de plus en plus ; et au bout d’une semaine ils se faisaient déjà des confidences.

— Je n’ai toujours eu que des malheurs, disait François un soir qu’ils étaient encore à la même place fumant leurs pipes, pendant que l’autre garçon de ferme était allé faire la veillée — et c’est encore un grand accident qui m’a fait renoncer à la mer… J’ai pris cela pour un avertissement.

Ça s’est vu ; et il ne faut pas badiner avec ces choses-là.

— Il y a bien dix ans, continua François. Nous avions louvoyé pendant tout le baissant avec une grosse brise de Nord-Est. C’était en octobre ; il ne faisait pas chaud. Il pouvait être onze heures du soir. Pas de lune ni d’étoiles, on ne voyait rien à dix pas. Nous courrions notre dernière bordée au sud pour prendre le havre du Bic, car le vent augmentait et le montant commençait à se faire sentir.

Il me semble pourtant qu’étaient nos lumières et bien placées, mais la goëlette roulait fort et la mer abrillait à tout moment ; nous avions déjà perdu un homme et le capitaine était attaché à la roue. J’étais descendu un instant dans la cale pour voir si le bâtiment fatiguait, quand tout-à-coup, un craquement terrible, se fit entendre je n’eus que le temps de monter sur le pont ; un grand steamer nous avait pris en travers et coupés jusqu’à la quille. Je ne sais pas comment tout cela arriva, mais deux minutes après j’étais sur le pont du steamer avec le capitaine. La goëlette était disparue avec le reste de l’équipage.

Il y avait à bord, près de 500 ouvriers émigrés. On nous fit descendre avec eux.

Dans un coin, séparée de tous les autres, je remarquai une femme à cheveux blancs, accroupie sur un tas de hardes, et tenant sur ses genoux un petit garçon de cinq ou six ans.

Elle avait la tête baissée et je voyais ses larmes couler jusque sur la figure du petit.

Tous les autres couraient, s’agitaient pour savoir ce qui était arrivé — car le choc avait été ressenti. Elle seule ne bougeait pas et semblait ne s’apercevoir de rien. Je ne sais pas ce qui me poussait, mais j’allai la trouver.

— Vous pleurez, lui dis-je, en ôtant mon chapeau ; est-ce qu’on aurait fait mal à votre enfant ou à vous peut-être — je savais que parmi ces gens-là on ne se gênait pas quand on avait des coups à donner.

Elle releva la tête et me regarda sans répondre. Jamais je n’oublierai cette figure-là : les larmes m’en vinrent aux yeux.

— Si je pouvais vous être utile, continuai-je !

— Elle me regarda encore longtemps.

— Je ne vous ai pas encore vu à bord dit-elle, à la fin ; qui êtes vous et d’où venez-vous ?

Je lui expliquai en deux mots ce qui était arrivé.

Pendant que je parlais le petit garçon se réveilla et demanda à boire.

Je courus à travers le monde et, en m’informant, je trouvai l’eau. Je lui en apportai une tasse pleine. Il but et parut se rendormir.

— Vous êtes bon, me dit-elle, et je vous remercie pour mon enfant.

Sa tête retomba sur sa poitrine et elle se remit à pleurer.

Je n’ai pourtant pas le cœur si tendre, mais cette douleur là me poignait.

Je m’éloignai et j’allai aux informations parmi les émigrés. Les uns levaient les épaules ; les autres me riaient au nez et tournaient le dos. Je crois bien, c’étaient tous des allemands qui ne comprenaient pas un seul mot de français, ainsi que je m’en aperçus plus tard.

À la fin, je trouvai une femme belge qui me donna des renseignements.

La femme à cheveux blancs s’était embarquée à Liverpool avec deux enfants, celui qu’elle avait sur les genoux et une petite fille plus vieille que lui d’un an. Au commencement de la traversée la petite fille était tombée malade, et cinq jours après, elle était morte. Quand le corps fut enlevé pour être jeté à la mer, la pauvre femme déjà épuisée tomba sans connaissance. Pendant deux jours on crut