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Page:Legendre - Sabre et scalpel, 1872.djvu/47

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ALBUM DE LA MINERVE.

prouvant toujours sans se mêler activement à la conversation.

Par quelques mots que Gustave lança au hasard, Gilles découvrit qu’il était religieux.

— Voilà mon affaire, se dit-il ; si je puis l’engager dans une escarmouche sur ce sujet avec le patron, il est perdu.

— Il y a certainement du bon dans ce que vous dites, insinua-t-il, un instant après en réponse à une remarque de Gustave, mais le clergé après tout agit beaucoup plus par intérêt que par autre sentiment.

— Il faut distinguer, riposta Gustave : si vous dites qu’il agit par intérêt pour le peuple de ce pays, je ne dis pas non. Quoique le prêtre ait principalement charge d’âmes, il ne lui est pas défendu d’éclairer ses ouailles sur ce qui touche à leur bien-être temporel ou à leur position dans ce monde. Bien au contraire, pour être l’homme de Dieu, le prêtre, n’en est pas moins un des membres de cette grande famille qu’on appelle une nation et comme tel, il a aussi ses devoirs qui, s’ils sont subordonnés aux premiers n’en sont pas moins obligatoires et sacrés.

Maximus, qui avait écouté cette tirade avec un sourire narquois, se leva aux derniers mots de Gustave.

— Je vous attendais là jeune homme, dit-il ; vous venez de vous découvrir. Pour un militaire c’est une grande faute. Pourquoi donc alors vient-on nous chanter sur tous les tons que le prêtre ne doit avoir ni famille ni patrie et qu’en entrant dans le sacerdoce, il rompt avec tous les sentiments qui enchaînent le commun des hommes ?

— Mon Dieu, cher Monsieur, c’est bien simple et d’un mot je vais vous faire comprendre…

— D’abord, avança Maximus d’un ton sec, je suis assez au fait pour que vous vous épargniez la peine de me faire comprendre, Défendez-vous, vous instruirez ensuite.

— Le fer chauffe ! pensa Gilles en se frottant mentalement les mains.

— Je vous demande mille pardons, Monsieur Crépin, dit poliment Gustave, je n’ai pas eu l’intention de vous offenser ; mais puisqu’il faut me défendre voici mes moyens.

Tout ce que vous venez de dire est parfaitement vrai. Le prêtre doit rompre avec tous les liens temporels qui le rattachent à ses semblables Pour lui la famille est le troupeau confié à ses soins ; la patrie, la chrétienté toute entière. Mais cette rupture n’est pas aussi absolue que vous semblez le croire ; et Dieu pour être un maître jaloux n’est pas aussi sévère que le font ceux qui ont intérêt à paraître découragés par ses rigueurs.

Quand on dit que le prêtre doit tout abandonner ce qu’il a de terrestre pour se consacrer au Seigneur ; c’est-à-dire que chez lui le sentiment du service de Dieu doit primer tous les autres qui doivent se fondre en lui quand ils ont une même fin, ou lui céder le pas quand ils poursuivent un but différent.

Ce détachement est plutôt dans le mobile qui fait agir dans l’objet à atteindre, que dans l’action elle-même.

Dieu ne défend pas par là au prêtre d’aimer sa mère et son pays. Seulement il lui dit qu’au lieu de les aimer quand même et pour sa seule satisfaction d’un penchant louable d’ailleurs, il doit les aimer pour leur bien à eux et pour les conduire au bonheur. Ce détachement est en un mot l’abstraction complète, le retranchement, du moi dans la raison déterminante.

— C’est franchement une belle théorie ; et vous êtes fort sur les mots. Mais dans la pratique, vous avouerez que les choses ne sont pas comme cela et que le moi occupe, parmi ces Messieurs, une petite place assez douillettement entretenue. Il n’est pas difficile de crier à l’abnégation quand on a une position enviable sous tous les rapports ; vie tranquille, sans soucis, entourée d’un respect qui va presque jusqu’au culte, suprématie partout. Mais c’est presqu’un petit royaume que ces Messieurs se font dans leurs paroisses.

— Royaume bien peu durable et sceptre bien éphémère dans tous les cas ; puisqu’un prêtre peut et est de fait souvent transféré par ordre de son Évêque où de son supérieur immédiat d’une bonne cure dans une mission sauvage et d’une chaire de philosophie dans l’humble tribune d’une classe élémentaire. D’ailleurs si vous croyez que ces belles paroisses, ces riches cures comme vous les appelez sont autant de petits paradis pour ceux qui les occupent, vous êtes légèrement dans l’erreur. Plus la cure est importante et étendue, plus les travaux en sont difficiles et multipliés. Et puis qui vous dit que celui qui habite au milieu de cette abondance apparente, ne vit pas dans son intérieur avec toutes les privations de l’anachorète. Un beau presbytère et une dîme fournie n’indiquent pas plus une vie facile et entourée de petits soins qu’un bel habit ou un brillant équipage ne révèle nécessairement une fortune opulente et une existence exempte de soucis.

Vous remarquerez en outre que ce qu’il est convenu d’appeler une bonne cure, ou cure facile, se donne généralement à un vieux prêtre, fatigué, usé par les travaux de son ministère. C’est un moment de repos pour se recueillir avant la mort.