Aller au contenu

Page:Legendre - Sabre et scalpel, 1872.djvu/65

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
681
ALBUM DE LA MINERVE.

temps d’arriver avant la pluie.

En effet, des masses noires et menaçantes amoncelées vers le nord, commençaient à se mouvoir avec une vitesse inquiétante.

— Rentrons, dit la jeune, fille ; nous serons peut-être un peu trempés, mais je n’ai pas peur, ce ne sera pas la première fois.

Chagru, lui amena un cheval et elle allait monter en selle, lorsque tout-à-coup, d’un bosquet voisin, deux hommes masqués s’élancèrent en même temps.

L’un d’eux appliqua à Chagru un vigoureux coup de poing sur le derrière de la tête. Le bonhomme trébucha et roula sur le bord du ruisseau.

Avant qu’il eût pu se relever, les deux hommes avaient empoigné Ernestine, et s’étaient élancés avec elle dans le bois, sans tenir compte de ses cris déchirants.

— Silence ! la petite, dit l’un d’eux, ou nous allons vous étourdir !

Ils continuèrent leur course, avec leur léger fardeau pendant une demi-heure, à travers le bois, poursuivis de près par Chagru qui s’était relevé furieux et leur donnait la chasse.

Ernestine ne criait plus ; elle s’était évanouie.

« — Tant mieux, disait Beppo, en courant toujours, — car les deux hommes n’étaient autres que André et le noble marquis, — tant mieux, corpo di Bacco ! la petite ne crie plus ! dans cinq minutes ce maudit vieux ne pourra plus nous suivre, il fait déjà presque noir.

En effet, au bout de quelque temps, le père Chagru n’ayant plus un son pour se guider fut obligé de ralentir sa course ; il n’y voyait presque plus d’ailleurs à cause de la nuit qui tombait rapidement avec l’orage, et parce que ses yeux, fouettés par les branches se gonflaient douloureusement. À la fin il s’arrêta épuisé.

— Perdue ! dit-il d’un air de profond découragement, perdue ! Qu’est-ce que son oncle va dire ! Et pourtant, Dieu sait que ce n’est pas ma faute !

La pluie tombait alors en larges gouttes qui fouettaient les feuilles des arbres.

Chagru resta quelques instants songeurs et indécis. À la fin, il secoua sa torpeur et se mit en marche pour s’en retourner.

Quand il sortit de sous le couvert et déboucha sous la clairière, l’orage s’était déchaîné avec violence et faisait gémir les arbres, sons son souffle furieux pendant que les éclats de tonnerre roulaient dans le lointain.

Les deux chevaux étaient disparus, sans doute, la peur les avait pris et ils avaient regagné le château qui se trouvait à une distance de près de deux milles.

— Allons, se dit Chagru, dépêchons-nous, en faisant une battue nous pourrons peut-être la retrouver d’ici à demain matin…

Et il partit au pas de course à travers les champs, murmurant à part lui :

— Ce maudit docteur doit y être pour quelque chose !

Cependant André et le marquis continuaient leur marche sous le bois avec Ernestine toujours évanouie.

Beppo avait jeté un sarrau de toile sur la tête de la jeune fille pour la garantir de la pluie et des branches.

Après environ une heure de marche silencieuse, ils arrivèrent au plateau que nous avons déjà décrit dans un chapitre précédent. Ils donnèrent le signal et hissèrent la jeune fille jusqu’à la corniche supérieure où, cinq minutes après, ils étaient grimpés à leur tour.

Ernestine n’avait pas encore ouvert les yeux, et sa figure avait la blancheur du marbre. Un souffle lent et léger qui soulevait sa poitrine annonçait seul que la vie ne l’avait pas abandonnée.

Ils la transportèrent dans la dernière caverne et la déposèrent sur le lit du maître, après quoi ils se retirèrent discrètement en laissant Zigine auprès d’elle.

— Sacrebleu ! dit Pierre, quand les deux hommes furent revenus, dans la grotte d’entrée, vous avez là une jolie prise, et vous êtes d’heureux coquins, mes compères !

— Motus ! mon vieux, dit André, c’est au maître, ct, tu comprends, c’est sacré !

C’est tout de même un beau brin de fille et le maître ne se mouche pas dans le coton : c’est mon idée !

— Le coquin a bon goût ! glissa le marquis ; mais moi, je préfèrerais autre chose : j’ai une soif d’enfer ! vrai comme je dis, corpo e sangue !

— Et quand est-ce que vous n’avez pas soif, marquis de mon cœur ? dit André. Cependant, pour cette fois, je suis de votre opinion. Pierre, donne-nous, quelque chose à boire, nous sommes mouillés comme une soupe.

André jeta du bois sec dans le foyer pendant que Pierre tirait d’un vieux bahut une bouteille de cognac, à laquelle les trois hommes, le marquis surtout, firent un accueil flatteur.

Au bout d’un quart d’heure, ils fumaient leurs pipes dans ce demi-engourdissement si recherché des connaisseurs et par malheur si souvent dépassé, lors-