Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/103

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Rien n’existe désormais pour elles que ce qui n’est plus. La douleur est dans leur âme comme une maladie mortelle qui ronge tout le reste. Elles ont un chagrin fixe, comme on a une idée fixe. Leurs yeux, toujours attachés sur le même point, semblent toujours regarder au delà. J’ai vu des mères blessées de cette incurable blessure. Tel n’était pas M. Bouilly. Il avait dans le caractère une élasticité, un ressort, une faculté de rebondissement, qui le défendait contre ces chagrins farouches. Certes, il était bien profondément malheureux, le pauvre homme ! Son corps même avait fléchi sous le coup ; ses jambes pouvaient à peine le porter ! C’était pitié de voir ce visage, fait pour exprimer la bienveillance et la gaîté, bouleversé par les sanglots, de voir ces yeux d’où coulaient si doucement les larmes de la pitié et de la sympathie, tout brûlés par les pleurs. Eh bien, le croirait-on ? ce fut cette sympathie même qui lui vint d’abord en aide contre le désespoir. Son cœur affectueux avait tellement besoin de se répandre, qu’il regrettait presque autant le sentiment perdu que l’être perdu ; il avait soif d’amour paternel ! J’en puis citer deux témoignages bien frappants. J’ai, dans mon cabinet de travail, un portrait de lui, avec ces deux vers écrits de sa main :

 
Au fils de mon ami, par qui j’ai retrouvé
L’illusion d’un père, au jeune Legouvé.


Sa pauvre âme éperdue se raccrochait à tous les semblants de l’affection ravie. A ce moment venait