Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/107

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bout de la table, ces hommes graves, chamarrés de leurs insignes, de leurs emblèmes, de leurs rubans de souverain prince rose-croix, et prenant au sérieux leurs personnages, je ne pouvais m’empêcher d’abord de sourire un peu, tout bas, de moi et d’eux. Mais quand M. Bouilly se levait et prenait la parole, ce tableau un peu étrange disparaissait pour moi. Je ne voyais plus que lui. Il parlait si bien ! Il avait tant de grâce et de bonhomie ! Il avait tant de succès ! Il savait si habilement tirer l’argent de la poche des autres, et il puisait si largement dans la sienne au profit de toutes les misères, que toute idée de raillerie s’en allait bien vite ; et je ne pensais plus qu’à bénir cette institution, qui lui faisait un moment oublier sa douleur, et lui rendait quelques-unes des meilleures heures de sa jeunesse. Qui le croirait cependant ? Cette tête si bien faite, cet esprit si libre de toutes les petites faiblesses de l’artiste, faiblit un moment, et une blessure d’amour-propre avança la fin de sa vie. Le théâtre de l’Opéra-Comique avait repris avec un succès immense Richard Cœur de Lion de Grétry et de Sedaine. Cette reprise amena celle des Deux Journées, et M. Bouilly rêva le même triomphe pour Chérubini et pour lui. Mais Chérubini n’était pas Grétry ; sa musique trop sévère et trop récente encore n’avait pas eu le temps de rajeunir… Elle n’était pas vieille, elle n’était que vieillie. Le succès fut honorable, mais sans éclat. A la dixième représentation, les Deux Journées apparurent sur l’affiche un dimanche, premier signe d’insuccès ; on les joua en lever de rideau à sept heures, second