Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/206

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Au sortir d’une représentation de Bajazet, elle demanda ce que c’était que ces muets dont elle parlait toujours. Enfin, un jour, chez mon père, à table, où elle était toute songeuse, elle sortit de sa rêverie pour dire tout haut :

« Monsieur Legouvé, ce pauvre Henri IV ! Quand je pense que si Ravaillac ne l’avait pas tué, il vivrait peut-être encore ! »

Tout le monde éclata de rire, ce qui ne l’empêchait pas chaque soir d’enlever la salle dans le rôle de Marie de Médicis. Tant il est vrai, qu’au théâtre, à côté des artistes complets comme Talma, chez qui l’inspiration et la réflexion s’unissent pour faire le génie, il y a les acteurs de tempérament, que la scène, la rampe, le public arrachent à eux-mêmes et emportent dans les plus hautes régions de l’art. Leurs défauts ne comptent pas ! Il suffit qu’ils aient assez de qualités pour les faire oublier. Telle était Mlle Duchesnois. Elle chantait, elle psalmodiait, elle avait un hoquet tragique qui est resté attaché à son nom, et dont mon père ne put jamais la corriger. N’importe ! dès qu’elle avait posé le pied sur les planches, s’emparait d’elle une sorte de passion inconsciente, qui se communiquait au public comme une traînée de poudre. Personne n’a joué et ne jouera comme elle le troisième acte de Marie Stuart. Quand elle sortait de sa prison, éperdue de joie, folle d’ivresse, les bras tendus, les regards comme noyés dans le ciel, et sa voix se répandant en flots d’or dans l’espace, elle avait l’air de vouloir s’emparer des arbres, des nuages, de la lumière ! Enfin, il me revient en mémoire