Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/272

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Juliette, la touchante Desdemona, la poétique Portia, l’implacable lady Macbeth, poussait les vertus de la famille jusqu’à l’austérité. Miss Fanny Kemble avait à la fois le génie et l’aversion du théâtre. A peine le pied sur la scène, elle était tellement saisie par l’inspiration tragique, qu’on eût dit que de dessous ces planches s’échappaient des vapeurs enivrantes comme celles qui entouraient le trépied de la Pythie antique. Mais à peine hors de la coulisse, toutes ses pudeurs farouches de jeune fille la reprenaient. Voir son nom sur une affiche, lui faisait honte ! Peindre des sentiments qui n’étaient pas les siens, lui faisait honte ! Paraître dans une assemblée publique, lui faisait honte ! Être applaudie, lui faisait honte ! Elle aurait volontiers pris les bravos pour une familiarité choquante. Si complexes sont ces natures étranges, qu’elles échappent à tout moment à la logique psychologique par quelque contradiction qui déroute. On en pourrait citer qui ont comme deux âmes, une âme de théâtre qu’elles laissent dans leur loge avec leur costume, et une âme de ville qu’elles retrouvent à la maison avec leurs habits. Mme Ristori ne nous a-t-elle pas donné un exemple inconcevable de cette dualité ? Je n’ai pas connu de tragédienne plus effervescente, plus bouillante, plus possédée par le démon tragique. Or, quand elle vint à Paris pour la première fois, elle nourrissait encore son dernier enfant ? Eh bien, les jours de représentation, elle emmenait son baby au théâtre, le couchait dans sa loge et allait lui donner le sein dans les entr’actes de Myrrha. Myrrha ! c’est-à-dire la plus