Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/288

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Il fallait entendre Lablache contant ce fait, car le conteur, chez lui, était presque l’égal du chanteur ; mérite assez rare chez un homme aussi distrait. Sa distraction, qui était devenue proverbiale, donna lieu à plusieurs histoires comiques, et à une observation théâtrale fort curieuse. C’est lui qui, à Naples, un matin, oublia dans un café sa petite fille âgée de cinq ans, et ne songea à aller la rechercher que dans l’après-midi, quand sa femme, le voyant revenir seul à la maison, lui dit : « Et ta fille ! » Le prince Albert aimait à raconter qu’ayant donné audience à Lablache qui venait lui demander la grâce d’un malheureux, il ne put réprimer, en le voyant entrer, une forte envie de rire. Un peu troublé, Lablache commence pourtant son récit avec l’accent le plus touchant, mais plus il s’attendrissait, plus la gaieté du prince semblait redoubler, jusqu’à ce qu’enfin, prenant l’artiste par la main, il l’amena devant la glace en lui disant : « Regardez-vous ! » Lablache avait deux chapeaux, l’un sur la tête, l’autre à la main, lequel autre appartenait à un des solliciteurs qui attendaient avec lui dans la salle voisine. Lablache, s’entendant appeler par l’huissier, avait saisi vivement ledit couvre-chef, déposé sur une chaise, et arrivé devant le prince, il en gesticula si pathétiquement, qu’il obtint tout ce qu’il voulut ; non pas, comme il l’espérait, en faisant pleurer le prince, mais en le faisant rire. Or, un auteur dramatique italien crut faire merveille en lui composant un rôle de distrait ; mais qu’arriva-t-il ? Que Lablache ne put jamais le représenter. « Il me fut impossible, me dit-il, de me jouer moi-