Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/365

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succès de femmes furent nombreux. Sa figure aidait à son esprit et à son talent. Des yeux bleus admirables ! une forêt de cheveux noirs comme le jais ! Des sourcils pleins de caractère ! Des dents charmantes dans une bouche très fine. Le tout, il est vrai, déparé par un diable de nez un peu de travers, un peu en l’air, dont il disait plaisamment : « C’est ennuyeux ! j’ai le nez canaille ! » Mais ce nez, à son tour, était fort corrigé par un train de grand seigneur, qui éblouissait les femmes et désespérait les hommes.

Eugène Sue n’avait pas seulement le goût du luxe, il en avait le génie. Ses folles prodigalités partaient de son imagination autant que de son caractère. Il inventait des sujets de dépense comme des sujets de roman. Cette fécondité créatrice, qui jaillissait sous sa plume en situations dramatiques, en caractères originaux, en scènes poétiques et gracieuses, se traduisait dans sa vie en inventions de fêtes, de repas, de meubles, d’attelages, de cadeaux. Parfois même il s’amusait (sa malice de gamin ne l’ayant jamais quitté) à décrire dans ses romans des bijoux et des ameublements inexécutables, que ses admiratrices s’épuisaient et se ruinaient à exécuter.

Je touche là un point fort délicat. Un des signes les plus frappants de la célébrité littéraire est de grouper autour d’un grand écrivain toute une clientèle de femmes, qui le suivent, non seulement comme ses admiratrices, mais comme ses adeptes. Ce sont des espèces de Madeleines… non repenties. Le génie ne suffit pas pour obtenir cette gloire, il y faut un génie particulier, un génie où le romanesque domine, et où la raison ne