Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/375

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mot, que j’ai toujours gardé : « Mon bon Ernest… » Je m’arrête à cette suscription, parce que j’y retrouve un des traits, un des charmes du caractère d’Eugène Sue ; il était très affectueux, je dirais volontiers, très câlin de termes avec ses amis. Il n’employait jamais le mot banal : mon cher ami, il vous nommait par votre nom de baptême, auquel il ajoutait toujours le mot « bon ». C’est ainsi qu’il écrivait à Schœlcher et à Pleyel : mon bon Victor, mon bon Camille, et dans sa jeunesse, s’étant lié très intimement avec un écrivain de beaucoup d’esprit, M. de Forge, il ne le nommait jamais autrement que mon bon frère. Si j’ai insisté sur ce petit détail, c’est qu’il révèle ce qu’il avait de meilleur en lui, et ce qui l’a sauvé. Il était profondément bon et humain. Revenons à la lettre : « Mon bon Ernest, je vous envoie je ne sais quoi, lisez. C’est peut-être bête comme un chou. Cela m’a bien amusé à faire, mais cela amusera-t-il les autres à lire ? Voilà le douteux. Vite un mot qui me dise votre opinion. » Je lus. Le premier chapitre était une sorte de prologue, qui m’intéressa médiocrement. Mais quand le véritable roman commença, quand vint le premier, le second, le troisième, le quatrième chapitre, je me sentis comme frappé d’une secousse électrique, mes mains tremblaient en tenant le papier ; je ne lisais pas, je dévorais ! C’était Fleur-de-Marie, le Chourineur, le Maître d’école, c’était la moitié du premier volume des Mystères de Paris ! Vous devinez ma réponse. « Succès énorme ! Le plus grand de vos succès ! Envoyez-moi vite la suite ! » A quoi il me répondit : « Je suis très heureux de votre