Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/457

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trouvait pas. Un matin, de très bonne heure, il se promenait en rêvant le long du quai des Saints-Pères, quand, arrivé au pont des Arts, il voit, marchant devant lui, le visage tourné vers l’Institut, un homme d’une quarantaine d’années, avec sa petite fille, l’heure matinale rendait le pont presque désert : l’enfant se sentant comme seule, allait en avant de quelques pas, puis elle revenait en courant vers son père, se jetait dans ses bras et le père l’enlevait jusqu’à ses lèvres pour l’embrasser, tandis que l’enfant se mettait à rire aux éclats, en l’embrassant aussi. Le tableau était charmant. « Bravo ! » dit Augier, qui les suivait. Or, qui était ce monsieur ? L’interprète de Gabrielle, M. Regnier, et sa fille. « Êtes-vous père, monsieur l’ambassadeur ? répondit gaiement l’artiste. ― Non, dit le poète, mais j’ai des enfants, ceux de mes sœurs. » Les deux amis se séparent. E. Augier s’en va tout songeur. Ce jeu, ces deux visages, ces regards, ces rires, ces baisers, tout cela avait évoqué devant lui, tout à coup, une si vive image de la tendresse paternelle, que son cinquième acte lui apparut sous un jour nouveau ; il voit, il sent grandir la figure du père dans son dénouement, et il écrit cette scène, une des plus éloquentes du théâtre moderne, qui débute par ces délicieux vers :

 
Nous n’existons vraiment que par ces petits êtres
Qui dans tout notre cœur s’établissent en maîtres,
Qui prennent notre vie et ne s’en doutent pas,
Et n’ont qu’à vivre heureux pour n’être point ingrats.


Certes, il faut être Augier pour tirer de tels vers d’une telle rencontre : bien des auteurs dramatiques auraient