Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/476

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de la phrase ; non seulement on joue un rôle, mais on le marche, je dirais presque on le court ; j’ai vu, dans les Bourgeois de Pontarcy de Sardou, Mlle Bartet et M. Berton s’adresser les paroles d’amour les plus tendres et les plus pures, en tournant pendant toute la scène autour des meubles, le tout du reste, je dois le dire, avec beaucoup de grâce et de charme. Cette pantomime étant admise, il vaut mieux, je crois, apprendre les rôles en les jouant ; mais quand les personnages étaient animés sans être agités, la méthode de Joanny était préférable.

Sa seconde originalité, plus grande encore, c’était d’être exact.

Ancien marin (un boulet de canon lui avait emporté deux doigts de la main gauche), il arrivait au théâtre le jour de la répétition, à la minute marquée, comme autrefois à son banc de quart. Mais, s’il ne faisait jamais attendre, il n’attendait jamais. Je le vois encore, à une répétition de Louise de Lignerolles, tirer sa montre au plein milieu d’une scène et nous dire avec un sang-froid imperturbable : « Pardon ! Il est cinq heures, si on avait commencé à l’heure, on aurait fini depuis longtemps. Or, ma gouvernante m’a acheté un poulet de grain. Je ne veux faire attendre ni mon poulet, ni ma gouvernante ; je vous salue bien. » Que dirait aujourd’hui le pauvre Joanny, s’il voyait l’inexactitude devenue une des traditions de la Maison de Molière ? Toutes les montres retardent d’une demi-heure, dans cette maison-là. Les anciens tiennent encore bon, mais les jeunes, surtout les femmes, semblent mettre de l’amour-