Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/615

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lui proposa de tout quitter pour s’enfuir avec lui. Qu’arriva-t-il ? Que lui, Béranger, lui, le chantre de Frétillon et de Lisette, lui qui n’avait jamais connu jusque-là que des amours faciles et fragiles, pour la première fois, à soixante-deux ans, il se sentit saisi par une passion profonde, folle, qui lui entra dans le cœur comme une flèche, et dans le sang comme une flamme. Mais il était Béranger ! Mais cette jeune fille avait un père et une mère dont elle était la joie et l’orgueil. Toute une longue vie d’honneur ne permettait pas au poète cette infamie ; on ne se débarrasse pas, comme on veut, de soixante ans de probité. Il se serait fait horreur à lui-même, si, tout entraîné qu’il fût, il avait profité de l’entraînement de cette jeune fille. Alors, par un coup de volonté héroïque, il se sauva de Tours, il vint se cacher dans un petit village près de Paris, à Fontenay, comme un pauvre animal blessé va se réfugier au plus épais d’un taillis pour laisser couler le sang de sa blessure et la laver dans l’eau des étangs. Pendant toute une année, vous entendez… toute une année, il vécut là, seul, ne donnant pas son adresse, même à ses plus chers amis, cachant ses yeux sous de larges lunettes bleues pour ne pas être reconnu, et attendant là, tout en errant au milieu des bois, la fin de son supplice. Il eut le prix de son courage : au bout d’un an, il rentra dans la vie, sinon guéri, du moins maître de lui. »

J’en étais là de mon récit, quand Scribe, qui m’avait écouté avec une émotion extraordinaire, pâlissant, serrant ses mains l’une contre l’autre, tout à coup, et d’une voix sourde, toute entrecoupée de sanglots