Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/618

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furent des années de bonheur, et sa mort subite, qui nous frappa tous comme un coup de foudre, lui épargna les amères tristesses de la décadence physique et morale. Vingt-six ans se sont écoulés depuis cette date douloureuse du 10 mars 1861, et aujourd’hui où je le vois à distance, il reste pour moi ce qu’il restera, j’en ai la conviction, pour la postérité : le plus complet représentant de l’art théâtral français au dix-neuvième siècle. Sans doute, quelques-uns de ses contemporains l’emportent sur lui par plusieurs côtés ; mais personne n’a possédé au même degré, les deux qualités constitutives de notre art national, l’invention et la composition. Personne n’a créé autant de sujets de pièces que lui. Personne n’a été maître dans autant de genres que lui. Personne n’a su, comme lui, poser une action, la conduire, la nouer et la dénouer. Enfin, voici une dernière remarque décisive. Dans deux des genres qu’il a illustrés, il a été toute sa vie sans rival, et depuis sa mort il est sans héritier. Qui a fait depuis lui, un beau poème d’opéra ou un chef-d’œuvre d’opéra-comique ? Je n’oserais l’appeler un homme de génie, mais il fut certes un grand génie dramatique, et si original, qu’aucune littérature n’a produit, je ne dis pas son égal, mais son analogue. Scribe mérite qu’on lui applique le mot de Michelet sur Alexandre Dumas : « C’est une force de la nature ».