Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/64

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

poète de quatorze ans. Cependant, toujours poli et gracieux, il va distribuer les remerciements d’usage aux acteurs, puis il demande au souffleur de lui donner son manuscrit pour y faire quelques changements. Il l’emporte, et le lendemain matin, il écrit aux comédiens :

« Messieurs, mon succès d’hier m’a beaucoup touché, mais ne m’a pas fait illusion. Ma pièce est une œuvre d’enfant, c’est un enfant que le public a applaudi pour l’encourager ; je n’ai qu’une manière de me montrer digne de son indulgence, c’est de ne pas en abuser. De telles bontés ne se renouvellent pas. Je retire mon ouvrage, et je tâcherai que ma seconde tragédie soit plus digne de vos talents. »

Grande rumeur au théâtre. On ne veut pas rendre la tragédie, on espérait quelques représentations fructueuses ; mais on ne put vaincre la résolution de l’auteur, et, comme on le savait bienvenu de la cour, les comédiens se résignèrent à ne pas rejouer sa pièce.

Quel homme ne présageait pas un tel enfant ?

Survient la Révolution de 89. M. Lemercier avait dix-huit ans. Sans se lancer dans le mouvement, l’ardente curiosité de son esprit et son courage naturel le mêlèrent comme spectateur à tous les grands événements publics ; partout où il y avait une fête, un spectacle, une émeute, partout où l’on se battait, il y courait ! Le danger l’attirait. Au club des Jacobins, à peine la séance ouverte, il arrivait dans la tribune, s’asseyait au premier rang, auprès des tricoteuses, et ces horribles femelles, voyant ce jeune homme imberbe, toujours à la même place, toujours muet, toujours l’œil fixe et