Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/643

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— Oh ! monsieur Viennet, répond le jeune homme, toujours souriant… Elle vous en ferait bien d’autres si vous étiez son amant. »

Ce souvenir n’était pas fait pour me rassurer, mais en voici un autre qui m’inquiétait plus encore.

Mlle Rachel a eu dans sa jeunesse ce que j’appellerai son âge préhistorique, c’est-à-dire le temps où la société du faubourg Saint-Germain l’avait prise sous son égide comme la prêtresse de l’art. On la conviait à l’Abbaye-aux-Bois, on invitait l’archevêque de Paris pour la lui faire entendre ; sa pure renommée semblait un feu sacré autour duquel veillaient les plus grandes dames de France. Une d’elles, qui n’était ni la moins illustre, ni la moins spirituelle, voulant consacrer à tous les yeux son respect pour la grande artiste, l’emmena avec elle aux Champs-Elysées, en plein jour, en voiture découverte, et avec sa fille sur le devant. Au retour de cette promenade, Mlle Rachel, en rentrant dans le salon, plia le genou devant cette duchesse, et, avec un mélange de mots inachevés et de larmes, elle lui dit : « Oh ! madame ! une telle preuve d’estime m’est plus précieuse que mon talent !… » L’émotion de la mère et de la fille, se devine. On la relève, on l’embrasse, et, après quelques instants donnés à l’effusion, on se quitte. Ce salon, fort grand, était précédé de deux autres plus petits, qu’on traversait pour y arriver. Mlle Rachel, en s’éloignant, retraversa ces deux pièces, sans s’apercevoir que la jeune fille l’avait accompagnée de quelques pas, par un sentiment de déférence et de sympathie ; arrivée à la dernière porte, Mlle Rachel l’ouvre, se retourne, et, se