Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/671

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y ai fait une bien précieuse acquisition, j’y ai acquis un goût de plus, je pourrais dire une passion de plus : l’amour des fleurs. Sans doute je les aimais déjà, mais des yeux et de l’odorat, non du cœur. Depuis ce jour-là, mes rosiers, mes lilas, mes arbustes, toutes les plantes enfin, sont devenues pour moi autant d’êtres vivants, avec qui j’habite, avec qui je cause, qui me conseillent, que me consolent, qui me donnent des leçons d’harmonie, de coloris… Je disais un jour à Gounod : « Venez donc entendre chanter mes glaïeuls ! » Je suis enraciné dans mon petit jardin aussi profondément que les arbres qui y poussent ; j’y tiens par les fibres de la douleur comme par celles de la joie. Mes plus grands chagrins, c’est là que je les ai éprouvés ! Mes larmes les plus amères, c’est là que je les ai versées ! Ce petit bois est tout peuplé pour moi des chers disparus que je pleure encore ; mes travaux mêmes, livres ou pièces de théâtres, sont presque tous nés là, sous ces arbres, dans cette petite maison. Elle m’a coûté bien peu et ne vaut pas grand argent, mais on m’en offrirait un million que je le refuserais, car elle fait partie pour moi de la terre natale. Si j’en étais séparé, il me semblerait que je suis exilé.

Eh bien, c’est dans ce Seine-Port, vers 1844, vint s’établir à côté de moi, et à cause de moi, un homme dont le nom, immortel pour quelques-uns, reste à demi enveloppé d’ombre pour la plupart ; qui a laissé dans le souvenir de tous ceux qui l’ont connu, une empreinte ineffaçable d’admiration et de respect, et qui, enfin, a exercé sur moi une si puissante influence qu’elle dure