Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/734

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et la suppression d’une vingtaine d’hémistiches. Rien de plus simple. On n’avait pas encore inventé la couleur locale ; une action dramatique pouvait se passer partout, il ne s’agissait que de la rendre intéressante et pathétique ; or M. Brifaut sut revêtir la sienne de vers si brillants, qu’après sa tragédie, il se vit demander une comédie en cinq actes et en vers par le théâtre, et par Mlle Mars. Avoir Mlle Mars pour interprète de sa seconde pièce, après avoir eu Talma dans la première, c’était un coup de fortune ! Le jeune poète se mit aussitôt à l’œuvre. Il prit son sujet dans le monde de l’aristocratie. Il le connaissait bien ! Sa finesse d’observation lui avait révélé tous les traits particuliers, tous les côtés comiques ou brillants de ce petit coin de la société française ; son imagination l’aida à les peindre ; et le tableau qu’il en traça était si vif, si amusant, qu’un de ses amis, juge compétent, lui prédit la plus éclatante réussite. Voilà notre poète de trente-cinq ans dans l’ivresse ! « Seulement, ajouta l’ami, sachez une chose ! ce triomphe va vous brouiller avec tout notre monde, qui est le vôtre. Ils ne vous pardonneront pas de les connaître si bien, et encore moins de les peindre si juste. Ils crieront à la trahison ! Vous avez mis partout, je le sais, l’éloge à côté de la critique, et force lumières auprès des ombres. On ne verra que les ombres. C’est à vous de choisir entre votre pièce et votre existence toute souriante, et toute pleine de sympathies. » Un grand poète n’eût pas hésité. M. Brifaut n’hésita pas non plus : il serra sa pièce dans son tiroir. Je ne crois pas qu’il y ait, dans l’histoire littéraire, un second exemple d’une immolation pareille ;