Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/736

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très curieuses des choses de l’esprit, et très satisfaites de rencontrer les poètes et les écrivains en renom, que la candidature académique amenait chez M. Brifaut.

Parmi les notabilités à la fois intellectuelles et aristocratiques, comptaient, comme habitués, le marquis de Vogüé, le marquis de Vérac, le comte de Circourt. La conversation était variée, amusante, sans apprêts ; on eût dit une petite succursale de l’Abbaye-aux-Bois. M. Brifaut y donnait le ton sans jamais y tenir le dé. C’est là que je fis rencontre pour la première fois, et dans une circonstance assez singulière, de mon cher confrère et ami, M. Nisard. J’étais candidat, Goubaux ami de Nisard, lui ayant parlé en ma faveur, Nisard répondit, moitié gaiement, moitié sérieusement : « Je ne demanderais pas mieux que de voter pour lui, mais il est trop fort à l’épée, et on m’a dit qu’il voulait me tuer. ― Vous tuer ! dit Goubaux en éclatant de rire. Eh ! pourquoi ? ― A cause d’un article que j’ai écrit contre Victor Hugo, dont il est, paraît-il, fort enthousiaste, et les Hugolâtres assurent qu’il a juré qu’il me tuerait. » Goubaux me répéta cette conversation, et un matin, j’arrive chez M. Brifaut, et je trouve… qui ? Nisard, qui ne me connaissait pas. Je fais des frais, je mets une sorte de coquetterie à montrer mon petit savoir et mon petit esprit, et je réussis assez bien pour que deux ou trois fois Nisard se retournât vers moi avec un sourire d’approbation. Il se lève pour partir, je me lève aussi. Il pleuvait à verse. Dans la cour, je lui offre de partager mon parapluie. Il accepte, nous voilà tous deux, sous la porte cochère, sous le même abri,