Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/75

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ce vanité puérile ? Non. L’orgueil l’avait guéri de la vanité, comme la passion de la gloire avait éteint en lui l’amour de la réputation. Personne n’a jamais moins fait que lui pour la sienne. Les manèges, l’adresse, les intrigues, lui étaient plus qu’étrangères ; même innocentes, elles lui étaient odieuses. Ses visées allaient plus haut. Il avait foi en la postérité ! S’il dédaignait le succès du moment, c’est qu’il attendait du temps le succès durable. « Je n’écris jamais rien, disait-il, sans me demander ce qu’en penseraient Corneille, Sophocle, Shakespeare. » Il vivait sous l’œil des immortels et se sentait de leur race. Sa dédicace de la Panhyprocrisiade en témoigne avec grandeur :

« Impérissable Dante, où recevras-tu ma lettre ? Je te l’adresse dans les régions inconnues, séjour ouvert par l’immortalité aux âmes sublimes de tous les grands génies. Une messagère ailée, l’imagination, te la portera dans l’espace où tu planes avec eux. Montre ce poème, quand tu l’auras lu tout entier, à Michel-Ange, à Shakespeare, et même au bon Rabelais, et si l’originalité de cette sorte d’épopée théâtrale leur paraît en accord avec vos inventions gigantesques et avec l’indépendance de vos génies, consulte-les sur sa durée. Peut-être, se riant dans leur barbe des jugements de nos modernes docteurs, augureront-ils qu’avant un siècle encore on l’imprimera plus de vingt fois, quoique étant hors du code des classiques. »

Ce dernier mot nous amène au problème littéraire